Des soignants mal soignés

Mauvaises conditions de travail, horaires excessifs, surcharge professionnelle. Mais aussi sommeil dégradé, fatigue générale, dépression voire pensées suicidaires. Les soignants ne vont pas bien. 

Le constat n’est pas nouveau, mais la dernière enquête révélée cette semaine (1) montre une aggravation de la situation, en particulier sur le plan de la santé mentale. Or, toutes les études le montrent : un professionnel à bout travaille moins bien, son diagnostic est moins affiné, il est moins à l’écoute des patients, moins précis, avec des conséquences parfois graves : selon une étude américaine, un chirurgien dans un état d’épuisement important commet trois fois plus d’erreurs (15% contre 5%). Et ce, sans que ses compétences propres puissent être remises en cause.  

Au-delà du cas particulier des chirurgiens, tous les professionnels du soin sont concernés et les explications, multiples. 

Inventaire non exhaustif des raisons d’un profond mal-être.

NB : Entre parenthèses, les écarts constatés avec la population générale

Des conditions de travail pénibles

Les faits sont connus, dénoncés depuis longtemps et à juste titre par les soignants. Le sous-effectif est chronique, le matériel nécessaire parfois manquant, les salaires sont insuffisants, les horaires souvent décalés (30% travaillent de nuit) et la pression au quotidien quasi systématique.

 D’où un stress défini comme « important » pour 70% d’entre eux, aggravé par une surcharge de tâches, surcharge à laquelle il est en pratique quasiment impossible de répondre. Ainsi,

76% des soignants ont « souvent un volume de travail trop important » (+25 points par rapport au reste de la population active)

61% ont « souvent tellement de travail qu’ils ne peuvent pas tout faire correctement » (+ 21 points)

D’autant que le travail en question est régulièrement « empêché » comme disent les spécialistes, c’est-à-dire qu’il est interrompu au milieu d’un soin, pendant une consultation, par un coup de téléphone ou un patient impatient, ce qui engendre frustrations et insatisfactions permanentes.

Bilan : 64% des soignants seulement se disent épanouis dans leur travail (-13 points), et ils ne sont que 6% à être « très satisfaits » contre 20% dans la population générale.

Un management défaillant

Certes, le contexte est particulièrement défavorable : pénurie récurrente de personnel, ressources financières insuffisantes, manque de vision économique à long terme, déficits publics abyssaux, tout cela n’aide pas.

Certes aussi, les médecins n’ont pas vocation à faire de la gestion administrative, ils sont le plus souvent peu, mal voire pas formés du tout au management d’équipes alors qu’ils sont confrontés à des contraintes permanentes sur lesquelles ils n’ont aucune marge de manœuvre.

Pour autant, ce sont les soignants qui sont en première ligne, soumis à des injonctions contradictoires venues « d’en haut » sans qu’ils aient pour autant le sentiment d’être protégés, ou même tout simplement compris par ce même management.

Des exemples de ces injonctions contradictoires ? On demande aux soignants de bien faire leur travail. Mais on ne leur accorde pas le temps suffisant pour y parvenir puisque, dans les faits, ils ne sont pas assez nombreux. On leur promet de prendre en compte la situation personnelle de chacun (rythme 5 jours/3 jours, week-ends tournants etc.) mais en pratique les plannings changent au dernier moment au gré des absences des uns ou des autres. On leur recommande de s’arrêter quand ils en ont besoin (grossesse, maladies, vacances …) mais on leur fait parfois sentir que la charge de travail supplémentaire reposera sur leurs collègues.

Des violences fréquentes

A ces conditions de travail déplorables s’ajoutent des situations difficiles au quotidien. Près de la moitié d’entre eux encaissent « souvent » des incivilités ou des insultes (45%, + 15 points). Près d’un sur trois subit même « souvent » l’agressivité physique de certains patients. Et moins leur travail est valorisé par la société, plus les soignants sont victimes de ces violences : c’est le cas de 46% des médecins, contre 59% des infirmières et 63% des aides-soignants.

Autre forme de violence dont on commence enfin à parler, après des années de silence coupable : les violences faites aux femmes, et en particulier aux jeunes femmes. Paroles inconvenantes, gestes déplacés, parfois même chantage à connotation sexuelle : près d’une interne sur deux a subi des formes de harcèlement, fussent-elles « légères » ou d’apparence anodine. Et dans près d’un cas sur dix ce harcèlement est le fait du patient ou de sa famille.

Sans parler du sexisme « ordinaire ». Une enquête menée auprès de 3000 futurs médecins en donne une illustration saisissante : quand un interne entre dans une chambre d’hôpital il est pris pour un infirmier dans 1,5% des cas et … dans 72% des cas si c’est une interne !

Des conséquences néfastes dans la vie quotidienne

Les médias évoquent régulièrement le « droit à la déconnexion » dans le monde du travail. Un droit nouveau, récent, inscrit dans la loi depuis 2017 et censé permettre une coupure nette entre vie privée et vie professionnelle. Que ce droit soit parfois bafoué dans les entreprises, que certains petits chefs se sentent néanmoins autorisés à harceler leurs collaborateurs par mails ou par messages téléphoniques à toute heure du jour et de la nuit c’est un fait.

Reste qu’il est toujours possible d’éteindre son portable, de ne pas ouvrir son ordinateur. En revanche, dans le monde du soin, on ne s’abstrait pas comme ça de son travail. Une opération qui se passe mal, une mauvaise nouvelle à annoncer, un usager qui vous agresse, un malade qui s’affaiblit, un patient qui décède, ça vous envahit. Y compris quand vous êtes rentré chez vous. 

Voilà qui explique sans doute pour une bonne part que 46% des soignants soient insatisfaits de leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle (+ 21 points). Et cela se ressent sur la qualité du sommeil, puisque 61% des soignants connaissent des difficultés d’endormissement au moins une fois par semaine (+ 13 points). Plus inquiétant encore, c’est le cas tous les jours ou presque pour 30% d’entre eux.

Résultat : 22% des soignants se sentent « en mauvaise santé », avec un écart considérable entre les médecins (16%) et les aides-soignants (29%). Et cela se traduit concrètement pour l’ensemble des professionnels : hors maladie chronique, près de la moitié d’entre eux ont connu des problèmes de santé dans les trois derniers mois. Plus précisément, 46% (+ 18 points).

Faut-il trouver une explication dans un mode de vie qui serait moins raisonnable que celui du reste de la population ? Au contraire ! En termes de consommation hebdomadaire, les soignants boivent moins (35% contre 43 %), fument moins (24% contre 25%), y compris du cannabis (2% contre 7%), et prennent moins de médicaments psychotropes (16% contre 19%).  

Une santé mentale très fragile

Les soignants ne vont pas bien disais-je en préambule de ce post. C’est vrai pour la santé en général mais encore plus vrai pour la santé mentale : 29% la trouvent « mauvaise » ou « médiocre ». Deux fois plus que dans le reste de la population. Et cette fois-ci, c’est l’absence de différence quel que soit le métier qui est frappante : 26% des médecins, 28% des infirmières, 29% des aides-soignants, autant dire que c’est la totalité des professionnels qui sont concernés dans les mêmes proportions.

La dernière question posée au cours de ce sondage était d’ailleurs très concrète puisqu’elle mentionnait des situations telles que « dépression, burn-out, pensées suicidaires ». Les réponses ont de quoi préoccuper toutes les directions de tous les établissements, grands ou petits, publics ou privés : 12% des soignants « avouent » avoir connu de telles difficultés au cours des trois derniers mois. J’emploie le terme « avouent » à dessein car de nombreuses enquêtes, plus anciennes, ont montré que les professionnels de santé ont du mal à nommer les choses, à reconnaitre ce qui est encore trop souvent, aujourd’hui encore, considéré comme un signe de faiblesse.

Il est donc plus que probable que ce chiffre de 12% sur les trois derniers mois est sous-estimé. Comme celui sur les douze derniers mois (28%). Près d’un soignant sur trois touché par une dépression, un burn-out ou des pensées suicidaires dans l’année écoulée : le chiffre en soi est déjà impressionnant. La réalité est sans aucun doute plus inquiétante encore.

  •  : Enquête réalisée par Odoxa pour la MNH (Mutuelle nationale hospitalière) sur un échantillon représentatif de 1005 Français et de 1541 professionnels de santé en octobre 2024