Hôpital : la maltraitance, mode de management ?

« A l’hôpital, les gestionnaires sont devenus le bras armé du néo-libéralisme propre au monde du travail ». Voilà qui a le mérite d’être clair ! Christophe Dejours risque de provoquer quelques grincements de dent avec son intervention aujourd’hui même à la première journée scientifique sur « la lutte contre la maltraitance et le harcèlement au sein de l’hôpital public » organisée par l’association Jean-Louis Mégnien. (1)

Vaste sujet comme disait De Gaulle… J’ai déjà traité sur ce blog des ravages du harcèlement dans les établissements de santé, y compris à l’égard des internes. J’ai également abordé la question de la maltraitance à l’encontre des patients. Mais je voudrais cette fois-ci me pencher sur la maltraitance subie par le personnel – médecins mais aussi, voire surtout, infirmiers et aide-soignant. Une maltraitance insidieuse, parfois quotidienne, qui « commence dès qu’une personne est amenée à apporter son concours à des actes qu’elle réprouve moralement » pour reprendre les termes de M. Dejours.

Professeur, diabétologue et titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail au CNAM, Christophe Dejours a la force de ceux qui parlent haut et fort, quitte à déranger. C’est la raison pour laquelle, même si je ne partage pas toutes ses analyses, j’ai décidé de lui donner la parole à travers cette interview.

L’hôpital va-t-il vraiment si mal que ça ?

On avait après-guerre l’un des systèmes de santé les plus remarquables au monde, un modèle que de nombreux pays nous enviaient. Aujourd’hui, sauf à jouer les innocents, tout le monde sait que l’hôpital va très mal. Dégradation des soins colossale, organisation déficiente, brutalité et humiliations récurrentes, la liste est longue. Aussi longue que celle des séquelles : arrêts de travail, dépressions, burn-out, suicides même dans certains services.

Comment expliquer une telle dégradation ?

Au-delà du constat unanimement partagé, les désaccords commencent là : certains chercheurs limitent leur approche au quantitatif (pas d’étude épidémiologique ? pas de problème !) et à la gestion du stress – avec l’idée sous-jacente que c’est au salarié de trouver ses propres solutions. Ces charlatans, véritables mercenaires à la solde de la direction, se font payer très cher en audits et autres plans de management « humain », « agile » et j’en passe ! Ils méprisent la sociologie du travail, ignorent ses enjeux implicites (plaisir, souffrance, accomplissement de soi etc.), négligent les questions de pouvoir, en particulier entre hommes et femmes. Bref, au lieu de repenser l’organisation du travail, ils se comportent comme des gestionnaires.

Vous êtes très sévère, justement, sur les gestionnaires à l’hôpital

Ce qui s’est passé dans les années 2000 est dramatique : on a écarté les médecins des instances de décision, on a viré les ingénieurs des postes de direction et on les a remplacés par des gestionnaires qui ne connaissent rien à la réalité du monde du travail à l’hôpital. Et qu’ont fait ces gestionnaires ? Ils se sont réfugiés derrière des process déshumanisés, d’où cette inflation de protocoles, de normes, d’objectifs chiffrés et autres. D’où, aussi, une standardisation à outrance, comme si tous les patients et toutes les approches thérapeutiques étaient les mêmes.

L’autre caractéristique des gestionnaires, c’est leur goût immodéré pour ce que j’appelle « la frappe communicationnelle » : en externe, cela donne des rapports d’activité, plus ou moins mensongers – mais toujours bien présentés… et en interne, cela consiste à faire croire que tout baigne, à coup de « novlangue » managériale, de mise en scène de soi et d’interview auto-satisfaite du directeur dans le journal interne !

En quoi cela induit-il de la maltraitance ?

Parce qu’ils ne maitrisent rien, ces gestionnaires ont exigé des professionnels de santé qu’ils traduisent leurs soins en données quantitatives… pour s’en servir ensuite comme base d’évaluation ! Bref, ils leur ont imposé de fournir eux-mêmes les instruments de leur propre perte.

Il y a là quelque chose de pervers : on leur demande d’oublier leur métier (nier la singularité d’un patient pour le faire entrer dans des schémas pré-établis) et de renoncer à l’idée du soin (« encoder » des actes sur l’ordinateur au lieu de prendre le temps d’expliquer) … et on leur fait croire que c’est nécessaire pour sauver l’hôpital – « pour leur bien » en quelque sorte !

Mais comment cette maltraitance s’exprime-t-elle vis-à-vis des patients ?

La quasi-totalité des soignants sont débordés, en surcharge constante, mécontents d’eux-mêmes et de leur façon de travailler. Résultat : ils ont le sentiment de trahir leurs valeurs au point que certains finissent adopter, bien malgré eux, la culture managériale du mépris vis-à-vis du patient « qui ne comprend décidément rien à ce qu’on lui dit » alors qu’on ne lui a rien expliqué.

Et entre les soignants eux-mêmes ?

Prenez un élève en formation (infirmier, médecin, aide-soignant, peu importe) : choqué par cette réalité, par l’attitude de quelques seniors, il va sans doute exprimer ses scrupules – parfois maladroitement voire agressivement. Ces scrupules seront évidemment mal reçus, sur le thème de « c’est pas un débutant qui va m’apprendre mon métier ». Bref, le jeune en question qui arrive avec de bonnes intentions réveille, sans le vouloir, la mauvaise conscience de ses ainés… qui vont lui faire payer cher leur propre sentiment de culpabilité.

C’est ainsi : la perte d’estime de soi conduit à la haine de soi ; la haine de soi conduit à la haine de l’autre (le patient, le collègue) ; la haine de l’autre conduit à la violence envers l’autre. A l’hôpital comme ailleurs, la maltraitance est bien la conséquence d’un management brutal, pervers et irresponsable.

(1) : Cardiologue à l’hôpital George-Pompidou à Paris, Jean-Louis Mégnien s’est suicidé le 17 décembre 2015 en se jetant par la fenêtre de son bureau au 7ème étage.