Ratio soignants/malades : une loi mais pour quoi faire ?
Obliger les hôpitaux à avoir un nombre minimal de soignants par malade : à première vue, voilà une mesure de bons sens, nécessaire même puisqu’aucun texte officiel ne le garantissait jusque-là. Oubli réparé avec une proposition de loi adoptée il y a presque deux ans déjà par le Sénat, et approuvée récemment par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale qui l’étudiera début janvier.
Que prévoit cette loi initiée par le sénateur médecin Bernard Jomier ?
« Pour chaque spécialité et type d’activités, un ratio minimal de soignants par lit ou par nombre de passages aux urgences ».
Sur quels critères ?
« En fonction des ratios établis après avis de la Haute Autorité de Santé » (HAS) qui les précisera d’ici le 31 décembre 2026.
Avec quelles modalités ?
« Sur la base d’un décret établi pour une durée de cinq ans ».
Et quelles obligations ?
« Si ce ratio n’est pas respecté pendant plus de trois jours, le chef d’établissement en informe le directeur général de l’ARS » (Agence régionale de santé).
Guillaume Garot, le député socialiste qui a repris cette proposition du Sénat en est convaincu : sa loi va garantir « la qualité et la sécurité des soins » mais aussi « redonner de l’espoir aux soignants et de la confiance aux patients ». Mieux encore, assure-t-il, elle va « permettre des économies grâce à une meilleure prise en charge ». Et le député de citer un article paru dans le très sérieux Lancet en janvier 2021 qui a étudié les effets d’une loi similaire votée dans l’État de Queensland en Australie. De fait, les économies ainsi générées (baisse de la mortalité, réduction des durées de séjours etc.), ont été de l’ordre de 62 millions de dollars australiens, soit deux fois plus que les dépenses engagées en personnel supplémentaire (33 millions de dollars).
Que demander de plus ?
Pourtant, au risque de passer pour un rabat-joie, je considère que cette loi est inutile, démagogique et inapplicable en l’état. Je m’explique.
Elle est inapplicable car le délai de cinq années pour la mise en conformité avec ces ratios est trop court. Qui connait un peu l’hôpital sait que cette grosse machine s’adapte à la vitesse d’un paquebot, c’est-à-dire très lentement. Et encore plus lentement quand il s’agit de faire appliquer un texte pour l’ensemble des services et dans tous les établissements. Même une mesure aussi simple que la remise d’un livret d’accueil à l’entrée n’est pas toujours respectée. Le texte date pourtant de … 2007.
A titre d’exemple, pour la loi sur les ratios identique votée en Californie en 1998, il aura fallu attendre huit ans pour y parvenir – et les sanctions prévues étaient autrement plus sévères. Les sanctions justement, parlons-en : le chef d’établissement « informe » l’ARS, dit le texte de loi. Fort bien. Mais ensuite quoi ? L’ARS envoie un courrier courroucé, elle demande des aménagements, elle ferme autoritairement le service ? Et si dans les jours suivants on sait qu’on va à nouveau respecter le ratio, parce que retour de vacances, fin d’arrêt-maladie ou autre, on fait quoi ? On ferme et on rouvre ? On serre les dents en attendant ? Rien n’est stipulé. Et pour cause : en pratique, il est impossible de prévoir et de donner un cadre précis.
Cette loi est démagogique car elle fait croire que la situation va s’améliorer puisque les hôpitaux vont être forcés d’embaucher. Mais les hôpitaux ne demandent que ça d’embaucher ! Le problème, c’est qu’ils ne trouvent pas assez de candidats, qu’il s’agisse d’infirmiers ou d’aides-soignants notamment. Et que les personnes en poste démissionnent de plus en plus souvent, écœurés par des conditions de travail parfois indignes, souvent pénibles. Prétendre que cette loi va « redonner de l’espoir aux soignants » ce n’est pas seulement s’illusionner, c’est leur mentir effrontément.
Enfin, cette loi est inutile car les professionnels de santé n’ont pas attendu je ne sais quel décret pour que la sécurité des patients soit leur préoccupation numéro Un. Dès lors que cette sécurité est menacée du fait de la pénurie de personnel la décision s’impose à tous : on ferme ! Pour quelques spécialités hyper techniques (néonatalogie, grands brûlés, soins critiques) c’est même une obligation formelle. Dans les faits, de nombreux autres services ferment ponctuellement quelques jours ; pour d’autres, cela peut durer plus longtemps, en particulier pendant les mois d’été. Régulièrement aussi, des lits restent inoccupés, des interventions sont annulées, ou repoussées.
Tout cela parce qu’il manque du personnel et que ce manque est structurel, constant voire en aggravation ces dernières années. Et quand on n’est pas contraint de fermer un service, on doit néanmoins gérer d’autres contraintes. En situation de sous-effectif , c’est-à-dire en permanence ou presque, on jongle avec les plannings, on demande à certains d’annuler leurs congés, on pousse d’autres à s’épuiser à la tâche. Bref, le plus souvent on « bricole ». Avec ce que cela engendre d’insatisfactions, d’épuisement, de sentiment de gâchis et d’impuissance.
Alors n’attendez pas de soignants qu’ils se réjouissent à la perspective de ces ratios. Ils sont dans le réel, eux. Ils savent bien qu’aucun décret ne suffira jamais à multiplier les embauches. Ni à résoudre la crise de l’hôpital.