Et vous, vous en prenez du Spasfon ?

Mal au ventre, spasmes, douleurs de règles ? Vous en avez sûrement pris un jour ou l’autre – peut-même le mois dernier, voire la semaine précédente. Je veux parler du Spasfon qui est avec le Doliprane l’un des médicaments chouchous des Français : chaque année, il se vend plus de 25 millions de boites de Spasfon ou de ses génériques, soit 70 000 par jour !

A en croire Juliette Ferry-Danini, vous êtes malheureusement victimes du lobby des laboratoires pharmaceutiques et d’une médecine définitivement sexiste. C’est en tout cas la thèse que cette chercheuse belge, spécialiste en philosophie de la médecine, défend dans son livre, Pilules roses (Ed. Stock), qui vient de sortir en France.

Les constats qu’elle pose sont, il est vrai, sans appel. Commercialisé depuis 1964, ce médicament n’a, de fait, jamais fait la preuve de son efficacité. La première étude publiée en 1961 portait sur un échantillon de … 14 cas cliniques. Les suivantes n’ont pas été plus concluantes ni plus rigoureuses sur le plan méthodologique, avec par exemple neuf femmes seulement pour les douleurs de règles. Cela n’a pas empêché les autorités sanitaires d’approuver ce médicament pour les douleurs urinaires, biliaires ou menstruelles  Depuis, plus rien hormis deux revues de la littérature internationale menées en 2018 et 2020 et qui ont montré que les données scientifiques ne justifiaient pas de telles indications. 

Et pourtant, en 2023 le Spasfon (phloroglucinol, de son nom scientifique) reste remboursé pour les calculs biliaires et les coliques néphrétiques, mais aussi pour des indications aussi vagues que « mal au ventre » de l’enfant et de l’adulte. Un véritable scandale de santé publique, selon Juliette Ferry-Danini, Une exception française, ajoute-t-elle, hormis la Corée, le Maroc et le Mexique – mais avec un succès bien moindre.

Comment en est-on arrivé là ? Je vois plusieurs explications. Le fait, d’abord, que le laboratoire a eu la bonne idée de proposer son médicament sous toutes les formes galéniques possibles : en comprimés, en lyoc (sous la langue), en suppositoire et même en injectable. Le fait, aussi, que le Spasfon peut être prescrit dès l’âge de deux ans et qu’il n’a quasiment aucune contre-indication, à part l’allergie au blé – et encore : même les intolérants au gluten peuvent en prendre. Y compris pour la femme enceinte. Quasiment pas d’effet secondaire non plus : le Vidal mentionne des éruptions cutanées ou des démangeaisons, et « exceptionnellement » un choc anaphylactique (11 cas entre 1995 et 2006, sur une centaine de millions de boites).

Mais, surtout, le Spasfon est infiniment moins dangereux que les autres anti-douleurs classiques tels que les AINS (anti-inflammatoires non stéroïdiens) avec leurs risques d’ulcère, de problèmes cardiaques ou de cataracte. Et je ne parle même pas de la morphine et de ses dérivés.

Voilà pour mes hypothèses. La chercheuse Juliette Ferry-Danini a, elle, des explications plus idéologiques. Si le Spasfon est prescrit dans 72% des cas à des femmes, c’est parce qu’historiquement la première indication concernait les voies biliaires et qu’à l’époque, explique-t-elle dans une interview à Libération, « on pensait que les femmes étaient biliaires, un peu caractérielles, ce qui leur provoquait des maux de tête et de ventre ».  Une sorte d’« hystérisation » de leurs symptômes.

Autrement dit, les douleurs des règles c’est une histoire de bonne femme et donc autant leur donner un truc pas vraiment efficace. Un vague placebo, « qui ne respecte ni le consentement ni l’autonomie de la femme ».

Les affirmations de la philosophe-chercheuse ne sont pas dénuées de fondement, je l’admets bien volontiers. Pour autant, elles méritent des réponses de fond.

Que l’efficacité du Spasfon ne soit « pas vraiment démontrée scientifiquement », pour reprendre les mots du Dr Olivier Saint-Lary, le Président du CNGE (Collège national des généralistes enseignants) dans une interview au Parisien, tout le monde en convient. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’est pas efficace. D’ailleurs, dans ce même article le Pr Jean-Christophe Saurin, chef de service à l’hôpital Edouard Herriot à Lyon, affirme qu’il ne fait « pas beaucoup mieux qu’un placebo mais un peu mieux quand même ». En cela, il reprend quasi mot pour mot les conclusions d’une étude, irréfutable celle-là, parue en 2017.

Étudiant le « service médical rendu »(SMR)  du Spasfon, elle émane de la très sérieuse Haute autorité de santé (HAS) et conclut à une efficacité « faible » pour, je cite, « les douleurs liés aux troubles fonctionnels de l’appareil digestif » ainsi que celles liées aux troubles urinaires et à la sphère gynécologique. En revanche, ce fameux SMR a été jugé « insuffisant » en ce qui concerne les voies biliaires. Ce qui explique, au passage, que le Spasfon ne soit pas remboursé dans cette indication.

Résumons : « non démontré » ne veut pas dire « faux ». « Efficacité faible » ne veut pas dire « inutile ».

En revanche, Juliette Ferry-Danini a raison sur deux points précis.

Rembourser un médicament à 15% quand il n’a pas apporté la preuve de son efficacité n’a aucun sens. Même si ça ne coûte à la Sécu « que » 13,5 millions d’euros par an comme pour le Spasfon. C’était le cas par exemple de l’homéopathie. Agnès Buzyn a eu le courage d’y mettre fin. Et malgré les protestations du laboratoire Boiron, cela n’a pas affecté les ventes.

Par ailleurs, oui la médecine est bel et bien sexiste, en ce sens qu’elle est pratiquée pour des hommes et par des hommes. Pour les essais cliniques, c’est une évidence. Selon une compilation établie par Researchgate en 2016, il y a cinq fois plus d’études sur les dysfonctions érectiles que sur le syndrome pré-menstruel. Alors que les premières ne concernent que 20% des hommes contre 90% des femmes pour les secondes. Il en va de même pour la prise en charge de nombreuses pathologies, et notamment l’infarctus comme je l’expliquais dans un post de blog précédent.

Reste la dernière question, la plus passionnante à mes yeux : donner un placebo à un patient équivaut-il à « un mensonge », comme l’affirme Juliette Ferry-Danini ?

Un placebo, je le rappelle, est défini comme « une substance neutre sans effet ». Il est indispensable pour mener un essai clinique éthique, puisqu’il permet de quantifier l’effet réel d’une molécule – le top du top étant des essais menés en double aveugle, c’est-à-dire que ni le médecin ni le patient ne savent si le médicament prescrit est un « vrai » ou un « faux ».

Il existe quantité d’études sur le placebo et elles sont tout aussi passionnantes les unes que les autres. On a par exemple démontré qu’une injection est plus efficace qu’un comprimé. Qu’un comprimé bleu est plus efficace qu’un comprimé blanc. Que, de façon générale, un placebo est efficace contre la dépression (35%), le mal de dos (40%) la douleur (26% pour la migraine, jusqu’à 90% pour d’autres douleurs), et même … la maladie de Parkinson. L’efficacité a été scientifiquement validée par imagerie cérébrale : la prise d’un placebo suffit à provoquer la libération d’hormones et de récepteurs neuronaux. Et ça ne date pas d’hier. En 2002, j‘écrivais déjà un article dans L’Express qui rapportait la « première preuve visuelle » de l’effet placebo dans le cerveau grâce à une machine ultra perfectionnée appelée TEP (tomographie par émission de positons).

Plus fort encore, il n’y a pas que les médicaments. La « chirurgie placebo » ça marche aussi. En l’occurrence, 146 patients atteints d’une rupture du ménisque ont été endormis et opérés. Les uns « pour de vrai », les autres « pour de faux » (on a fait une incision mais pas d’intervention). Les résultats sont à peu près comparables, et les malades tout aussi satisfaits dans un cas de dans l’autre.

Toujours plus fort, l’effet « nocebo » ! Il s’agit d’effets secondaires annoncés par un médecin comme étant possibles, et qui surviennent alors qu’on a proposé un placebo. En 2022, une équipe de chercheurs a étudié le dossier médical 45 000 personnes vaccinées contre le covid 19. Près de 35% d’entre elles ont eu des effets indésirables sans même avoir reçu de « vrai » vaccin. Voilà qui va chagriner Didier Raoult et autres.

La chose est donc entendue. Le simple fait de prescrire un traitement à un patient fait son effet, positif ou négatif. Peu importe au fond que le professionnel sache exactement ce qu’il propose. Il suffit que le médecin soit convaincant et le malade en confiance.

Ceci posé, qu’en est-il d’un placebo « honnête », c’est-à-dire si le médecin avoue qu’il propose un placebo à son patient ? Surprise, la différence n’est pas énorme. En tout cas moins que ce qu’on aurait pu attendre. Plus précisément, elle est de 7%. C’est ce qui ressort d’une étude suisse avec 160 volontaires à qui on avait donné une crème pour réduire une douleur cutanée, en la présentant soit comme un véritable anti-douleur, soit comme un placebo.

Dernière expérience : des cobayes ont plongé leur main pendant une minute et demie dans une eau à zéro degré. Mais cette fois-ci on leur a fait visionner un film expliquant les mécanismes du placebo avant de leur proposer un vrai ou un faux placebo. Résultat : il n’y a plus aucune différence entre les deux groupes. Ce qui prouve deux choses. Un, dans de nombreux cas, aucune molécule n’est aussi puissante que le cerveau Deux, la vérité quand elle s’accompagne de n’exclut pas l’efficience, bien au contraire.

Tout ça pour dire à Juliette Ferry-Danini que si l’on veut aller sur le terrain des preuves scientifiques et de l’efficacité, le médicament n’est pas seulement, voire pas du tout une affaire de morale (c’est bien/c’est mal de mentir). Ou, plus exactement, que lorsqu’il s’agit de médecine, l’honnêteté intellectuelle et la relation singulière médecin/malade sont au moins aussi importantes.