Médecins : la chloroquine rend fou !


Le Covid 19 aura au moins permis ça : jamais les médecins n’ont été autant interrogés par les médias. Jamais ils n’ont autant occupé, des heures durant, les plateaux télé. Toutes les spécialités ont pu s’exprimer : cliniciens, épidémiologistes, infectiologues, internistes… La conjoncture idéale pour faire de la pédagogie à destination du grand public. L’occasion rêvée offerte à un professionnel pour raconter son métier, expliquer son approche, détailler sa pratique.
Sauf que … sauf que la chloroquine a tout balayé sur son passage. Elle envahi les débats, pollué les discussions. Résultat : une foire d’empoigne entre spécialistes, des accusations lancées parfois sans nuances, des règlements de compte plus ou moins légitimes – car, la chose n’est pas glorieuse, mais ce petit monde des « PU-PH » (professeur des universités praticien hospitalier) est aussi un monde de gros égos qui se méprise parfois, se déteste souvent, et se jalouse presque systématiquement. Avec, au final, un sentiment de cacophonie générale et un beau gâchis. Décidément, la « folie chloroquine » aura fait de sacrés dégâts. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, le monde médical n’en sort pas indemne. Et encore moins grandi par cette polémique.
La première raison tient à une réalité tenace. Tous les médecins, oui tous les médecins se sont trompés sur l’ampleur de l’épidémie – y compris le Pr Raoult qui jurait encore en février dernier que le Covid ne ferait « pas plus de morts que les accidents de trottinette à Paris ». Et non seulement ils se sont trompés, mais ils ont eu bien du mal à le reconnaître après … Comme s’ils n’avaient pas droit à l’erreur.
Or les médecins n’aiment pas descendre de leur piédestal. Et c’est là que réside la 2ème raison de la dégradation de leur image. Devant un virus inconnu, devant une situation nouvelle, ils (en tout cas, une partie d’entre eux) n’ont pas supporté de se sentir démunis. Moi, Professeur émérite, chef de service, spécialiste dans mon domaine (rayez la mention inutile) je serais pris au dépourvu, je m’exposerais au regard narquois d’un collègue, je serais contraint d’avouer mon ignorance devant un simple journaliste ? Allons donc !
Alors, plutôt que d’admettre leur impuissance, plutôt que de jouer la prudence, plutôt que de faire preuve de modestie, quelques-uns de ces médecins ont littéralement « pété les plombs » et renoncé à l’un des fondements du serment d’Hippocrate à savoir « primum non nocere » – en français, « d’abord, ne pas nuire ». Certains ont cédé pour des raisons politiques (Renaud Muselier par exemple) ; d’autres pour une soif éperdue de reconnaissance (comme Christian Perronne, chef de service à l’hôpital de Garches) ; d’autres enfin pour (re)prendre la lumière qui leur manquait cruellement. Je songe à Philippe Douste-Blazy, ancien ministre de la Santé, qui n’a pas vu un malade depuis une bonne vingtaine d’années mais qui a trouvé là l’opportunité inespérée de se poser en sauveur de l’humanité.
Car la polémique sur la chloroquine a scindé le monde médical en deux camps irréconciliables. Pour le premier, il faudrait administrer ce traitement même sans avoir de preuve de son efficacité au motif qu’ « il n’y a rien d’autre de disponible et qu’il faut bien proposer quelque chose ». Pour le second en revanche, il convient de se hâter lentement, la rigueur scientifique imposant de mener des études sérieuses avant toute dispensation.
Ce débat n’a rien de théorique. Il constitue même l’essence de ce qui fait la médecine moderne. Les spécialistes appellent cela « l’evidence based medecine », la médecine fondée sur les preuves, qui a pris son essor il y a une cinquantaine d’années. Son principe ? La bonne médecine s’appuie sur des éléments objectifs, validés par des essais cliniques, confirmés par des études ultérieures. Quitte, au besoin, à réactualiser ces éléments en fonction de l’état des connaissances.
L’exemple emblématique, c’est celui d’un essai contre placebo en double aveugle : on répartit les patients en deux groupes tirés au sort, l’un a droit au traitement « standard » (celui qu’on proposait jusque-là), l’autre au nouveau médicament. Pour éviter les biais, ni le médecin ni le patient ne savent dans quel groupe est ce dernier et c’est un autre praticien qui analyse les données recueillies. Une fois l’essai achevé, on peut alors dire avec certitude si le nouveau traitement est plus efficace ou pas.
Pour son protocole (hydroxychloroquine + Azithromycine), le Pr Raoult a décidé de se passer d’un tel essai au motif qu’il était convaincu de son intérêt. Une étude menée sur 20 patients à peine suffit à emporter son adhésion. Et c’est justement ce que lui reprochent ses détracteurs. Car en renonçant à l’evidence based medecine, Didier Raoult privilégie la conviction à la rationalité, la croyance à la science.
Par là-même, Il valide le fait qu’il est légitime de prescrire un médicament parce que le patient le réclame, et de le faire en dehors des indications officielles. Qu’il le veuille ou non, il légitime également toutes les dérives possibles. Plus besoin de consensus, plus besoin confrontation avec ses pairs. L’opinion personnelle prévaut au détriment de l’accord général.
Tout cela pourrait prêter à sourire s’il ne s’agissait pas de santé publique. Tout cela pourrait se résumer à des débats d’experts s’il ne s’agissait pas de la vie de patients. Car dans leur croisade pour la chloroquine, les pro-Raoult se posent délibérément en médecins préoccupés par leurs malades. Mais, surotut, ils sous-entendent que les autres médecins seraient mus par d’autres considérations. Ils alimentent l’idée que les « autres » n’auraient pas d’éthique, qu’ils ne voudraient pas sauver des vies.
Dès lors, chacun est sommé de choisir son camp. Salauds ou irresponsables. Vendus ou insconcients. Chacun fourbit ses armes : pétitions sur Internet exigeant l‘accès au protocole Raoult d’un côté, appel au partage de données de ce même Raoult de l’autre. Les pouvoirs publics ont beau tenter de reprendre la main, c’est trop tard. L’opinion publique est partagée, le poison du doute est instillé dans les esprits. Oui, décidément, la chloroquine aura colporté une bien mauvaise image de la médecine en général et des médecins en particulier.
Prochain épisode : quand la chloroquine célèbre la faillite des médias