Comment la chloroquine empoisonne la recherche

C’est l’histoire d’une molécule qui a littéralement « vampirisé » les essais dans le monde entier. L’histoire d’un emballement général qui, au final, a ralenti la découverte d’un traitement efficace. Et débouché sur un désastre sur le plan de la recherche, de son image et son fonctionnement. C’est l’histoire de la chloroquine dans la lutte contre le Covid 19.

Que cette molécule ait suscité de nombreux espoirs, personne ne le conteste. Et c’est bien là le problème : l’engouement est tel qu’aujourd’hui, la chloroquine et son dérivé HCQ (hydroxychloroquine)  sont à elles seules impliquées dans un essai sur cinq sur la planète ! Impossible ou presque d’y échapper. Avec, à la clé, de nombreuses dérives.

Prenons l’exemple d’un essai européen appelé Discovery, et sur lequel les chercheurs fondaient de grands espoirs. Lancé en mars dernier, prévu initialement avec un recrutement de plusieurs centaines de patients, cet essai est actuellement au point mort, alors qu’il apportait toutes les garanties possibles sur la rigueur de la méthodologie employée. La raison ? Sa rigueur justement.

Cet essai comportait en effet plusieurs « bras », c’est-à-dire plusieurs options thérapeutiques : avec ou sans HCQ, avec ou sans antibiotiques avec ou sans anticorps monoclonal. Problème, de nombreux malades ont purement et simplement refusé d’avoir autre chose que de la chloroquine ! D’autres n’ont pu être admis dans cet essai car ils en avaient déjà pris de leur propre initiative avant même de venir à l’hôpital. Résultat : les médecins ne parviennent pas à trouver assez de patients, et ils craignent de mettre beaucoup de temps pour obtenir une cohorte suffisante.

Autant d’arguments balayés d’un revers de la main par les pro-Raoult qui font courir le bruit que les résultats préliminaires de Discovery ne sont pas bons. Ou que ces délais supplémentaires sont suspects. Voire que ce seraient eux, les médecins, qui feraient exprès de ralentir le recrutement des volontaires.

De telles accusations sont graves. Car en contestant leur honnêteté, les pro-Raoult insinuent que les scientifiques n’ont pas de déontologie. En discréditant toute démarche de rigueur, ils valorisent l’opinion personnelle au détriment des faits. En sous-entendant que c’est en raison de son faible prix que la chloroquine n’intéresse pas, Ils valident les thèses complotistes. Bref, ils alimentent la défiance et jettent l’opprobre sur les chercheurs du monde entier.

Querelle d’égos et de principes ? Pas seulement. Il en va de la crédibilité de la science. Or, Raoult et ses partisans, eux, ne s’embarrassent pas de considérations éthiques. Un exemple : la première annonce mise en ligne sur le site de l’IHU de Marseille portait sur une étude avec une vingtaine de patients à peine, avec quelques résultats préliminaires et avec une méthodologie discutable.

Cela n’a pas empêché le Pr Raoult de faire une vidéo en criant victoire ! L’important, c’est d’aller vite. Et tant pis si cela suppose de rendre public un travail mal conçu, sans contradiction possible et en faisant croire qu’il a été validé. Comme l’ont été tous ces « pré print » diffusés sur le site de l’IHU de Marseille alors qu’ils n’ont pas encore fait l’objet d’une publication dans une revue scientifique.

En face, les chercheurs « sérieux » ont bien du mal à suivre. Ils peuvent toujours rappeler qu’un essai clinique, cela prend du temps, qu’il faut recruter suffisamment de patients, vérifier qu’ils répondent aux critères définis au départ. Ils peuvent bien expliquer qu’une publication dans une revue scientifique, cela prend du temps, qu’il faut faire des vérifications, répondre aux objections éventuelles de pairs. Mais ils ne pèsent pas lourd face aux assertions péremptoires des pro-chloroquine. Car ils ne répondent pas à l’attente de l’opinion publique mondiale, qui exige des résultats immédiats – et, de préférence, positifs !

Longtemps, la règle dans le monde de la recherche a été « publish or perish » (« publier ou mourir », et donc signer le plus d’articles possibles). Didier Raoult l’a d’ailleurs bien compris, qui cosigne chaque année des dizaines d’articles rédigés par ses collaborateurs. Désormais, le nouveau dictat est : communiquer tout de suite ou mourir. Quitte à brûler les étapes, comme l’a fait récemment la direction de l’APHP en annonçant des résultats positifs sur le tocilizumab alors même que l’essai n’était pas terminé. Quitte à provoquer une ruée sur les patchs de nicotine après une étude tout aussi préliminaire. Quitte à paniquer les parents après la notification de quelques rares – très rares – cas d’enfants victimes de la maladie de Kawasaki, au moment où les écoles rouvraient.

C’est ainsi : qu’on le déplore ou qu’on l’accepte, le temps de la recherche n’est pas le temps de l’émotion. Ni celui des annonces prématurées. Et encore moins celui de la conviction personnelle, fût-elle celle de l’un des « meilleurs virologues au monde » comme Didier Raoult.  

Prochain épisode : comment la « <folie chloroquine » a discrédité la médecine en général et les médecins en particulier