Chloroquine mon amour…

Cela aurait pu être l’intuition géniale d’un grand chercheur. De celles qui sont susceptibles de sauver des centaines de milliers de vies, de valoir un Prix Nobel. Ce sera, finalement, un échec sur toute la ligne. Un naufrage personnel doublé de dérives inquiétantes. Un avilissement de l’image même de la recherche. C’est l’histoire de la chloroquine à travers le Pr Raoult.

Au début de l’épidémie pourtant, tout semble lui sourire. Il est même le scientifique tout désigné pour être celui qui peut, celui qui va trouver le traitement salvateur contre le Covid 19. Il a la réputation : ses collègues lui doivent la découverte de nombreux virus. Il a la notoriété : il a signé des milliers (!) d’articles dans des revues scientifiques. Il a la connaissance : il est le spécialiste mondial de la famille des coronavirus. Il a l’équipement : l’IHU qu’il dirige à Marseille bénéficie de larges subventions publiques. Il a les bons réseaux : il travaille depuis longtemps avec des équipes chinoises.

Biberonné à la chloroquine

Très vite, Didier Raoult a une conviction : la chloroquine et son dérivé, l’hydroxychloroquine (HCQ) sont les bons candidats pour lutter contre le Covid. Cette molécule, il a connaît bien – son papa, médecin militaire en Afrique, l’a « biberonné » à la chloroquine pendant toute son enfance. Il sait que, dans le passé, elle a montré des propriétés intéressantes contre cette famille de virus in vitro, c’est-à-dire « sur la paillasse ». En y ajoutant un antibiotique à large spectre (l’Azithromycine), susceptible de combattre les infections respiratoires, il pense avoir trouvé la bonne combinaison médicamenteuse.

Sur le papier effectivement, l’approche est séduisante. Et, de fait, les premiers résultats semblent lui donner raison puisque la charge virale mesurée dans le nez des malades baisse après l’administration de son traitement. Tant pis si ces observations sont très liminaires, tant pis si les prélèvements sont peu fiables, tant pis si le recrutement des patients est biaisé, tant pis si aucune comparaison n’est faite avec un groupe témoin. Didier Raoult pense avoir trouvé le Graal, alors Didier Raoult veut le faire savoir. Et tout de suite.

Pourquoi, deux mois et demi plus tard, ce chercheur de renommée internationale n’a-t-il toujours pas mené un essai « dans les règles », celles qui s’imposent dans le monde entier ? Pourquoi cette absence de résultats rigoureux, irréfutables, qui feraient taire ses détracteurs ? Pourquoi ce refus obstiné de publier ses travaux dans des revues scientifiques reconnues ?  On ne le saura jamais.

Ce qui est sûr en revanche, c’est que Didier Raoult ne supporte pas les critiques. Y compris voire surtout quand elles viennent de ses pairs. Alors, devant le scepticisme affiché par certains contradicteurs, il se braque. Comment oser mettre en doute « l’un des meilleurs virologues au monde » (interview à BFM), celui qui sait mieux que tout le monde, « celui qui pense contre les autres » (interview dans Paris Match) ? Didier Raoult l’affirme haut et fort : il n’est pas seulement au-dessus de tous les autres, c’est un rebelle, un « anti système ».

Un faux rebelle

Sauf que tout cela est faux. Didier Raoult est tout sauf un rebelle. Il a le statut de PU-PH (professeur des universités-praticien hospitalier), le plus haut grade possible dans un hôpital. Il dirige l’un des 6 IHU (Institut hospitalo-universitaire) en France, qui emploie 800 personnes et dont la construction du bâtiment a coûté à elle seule 75 millions d’euros. Il connaît les rouages de l’administration et sait à qui s’adresser pour obtenir de gros budgets. Il est donc du sérail. D’autant qu’il parle aux « puissants » : un jour c’est Emmanuel Macron, un autre c’est Bernard Arnaud, le patron de LVMH qui lui a fourni des équipements – d’où, au passage, ses interviews accordées à Radio Classique plutôt qu’à RTL ou France Inter, cette radio appartenant au même Bernard Arnaud. Un vrai rebelle on vous dit… 

N’empêche, il joue à merveille de ce statut de chercheur génial et incompris, en butte à la jalousie de quelques médiocres. Et ça marche : plus il se pose en victime, plus il engrange des soutiens. Chez les politiques (Estrosi, Boyer…), chez les médecins ( Douste-Blazy, Perronne…), chez les people (Bigard, Catona…). Mais surtout, phénomène inédit, auprès de millions de Français : sur Facebook, un de ses groupes de supporters approche les 500 000 membres, et on peut trouver sur Internet toutes les options possibles : Raoult et gilets jaunes, Raoult et extrême droite, Raoult et extrème gauche, Raoult et anti-vaxx, Raoult et anti 5 G. etc. Ils se partagent les vidéos de leur sauveur, signent à tout va des pétitions. Et gare à qui n’est pas de leur camp. Il est immédiatement dénoncé, vilipendé, accusé de tous les maux. Je le sais pour en avoir fait l’expérience récemment.

Résultat, Didier Raoult a gagné la bataille de l’opinion publique. Il est devenu une icône nationale. Quiconque ose questionner ses résultats est automatiquement catalogué dans le camp des « méchants » : c’est Paris contre la province, les élites contre le peuple, les scientifiques officiels contre les médecins de terrain. Dès lors, insultes, menaces, intimidations, harcèlement sur les réseaux sociaux, tout est bon pour ses partisans, parce que légitime à leurs yeux.

Populisme médical

Le problème, c’est que ce sentiment de légitimité est nourri par une idée fausse, l’idée selon laquelle si la chloroquine est décriée par la médecine officielle, c’est uniquement parce qu’elle coûte peu cher et que les labos pharmaceutiques n’en tireront pas assez d’argent. On entre alors dans les affirmations complotistes, celles qui voudraient nous faire croire que les « puissants » régentent le monde au détriment des plus faibles. Ce sont les mêmes qui prétendent que le virus a été fabriqué par les Chinois et qui expliquent le pourcentage effrayant (25% !) de Français qui refuseraient un vaccin contre le Covid s’il était disponible.

Quand Raoult reprend régulièrement dans ses interviews la thèse de l’argent comme moteur de la recherche, réalise-t-il qu’il valide un démagogisme pernicieux ? Quand il lance « Faites donc un sondage pour voir qui, d’Olivier Véran ou de moi, les gens croient ? » (Interview sur LCI hier) réalise-t-il qu’il alimente la défiance vis-à-vis du politique ? Quand il oppose ses patients à lui aux études des autres, réalise-t-il qu’il joue le « bon peuple » contre les « sachants », ? Réalise-t-il qu’à chaque fois, il alimente le populisme médical ? De deux choses l’une : soit il ne s’en rend pas compte, et c’est irresponsable ; soit il le sait, et il joue un jeu dangereux.

Pour ma part, je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse. Car Didier Raoult est un homme intelligent. Il n’est que de voir son habilité à entretenir la confusion et à manier des syllogismes. L’exemple de la chloroquine est emblématique. Si c’est bon pour lui, c’est « son » traitement, et si c’est mauvais ce n’est plus le sien ! Tout dépend de ce qui l’arrange… Ainsi, quand il proclame (ou qu’il laisse dire) que « des milliards de patients en prennent tous les ans sans problèmes et sans risques », il sait parfaitement que c’est de chloroquine – et pas hydroxychloroquine – qu’il s’agit. Mais il se garde bien de le préciser.

De même, quand une étude lui est favorable il omet les biais (parfois graves) et les insuffisances méthodologiques de cette étude, il la présente comme une preuve définitive et généralisable. Mais quand une autre étude ne lui convient pas, il en pointe systématiquement les limites, il contre-attaque en affirmant que ce n’est pas exactement son protocole à lui, que la dose est trop faible, trop forte, donnée trop tard ou trop tôt…

A chaque fois, il emmène les journalistes où ça l’arrange. Vous posez une question sur l’épidémiologie ? Il vous répond que vous ne connaissez rien à la chimie. Vous lui parlez de chimie ? Il vous répond que vous ne connaissez rien à la virologie. Vous parlez de virologie ? Il vous répond statistiques. Vous parlez statistiques ? Il répond médecine de terrain. Et ainsi de suite. Et si vous tentez une question vraiment gênante, il rétorque que, de toute façon, vous ne pouvez pas comprendre car vous ne connaissez pas le sujet aussi bien que lui.

A chaque fois, il (re)devient l’expert, le seul. Et comme il connait son domaine, comme il choisit des journalistes néophytes et plus soucieux de leurs questions que des réponses, il n’a pas de mal à manipuler son monde. Bref, quand ça marche c’est grâce à lui et quand ça ne marche pas ce n’est pas de sa faute.

Tous des incompétents !

Au fond, tout cela est cohérent avec la haute opinion qu’il a de sa propre personne. Un homme qui pense qu’« il n’y a personne, en Europe ou en Amérique, qui joue dans la même cour que moi » (hier sur LCI) est un homme qui ne saurait se tromper. Un homme qui lance que « la seule chose qui m’intéresse, c’est l’estime de moi-même, pas celle des autres » (idem) est un homme qui ne doute pas – en tout cas de son génie.

Le drame, c’est lorsqu’un grain de sable vient gripper ce mécanisme de toute puissance. C’est lorsque l’évidence saute aux yeux, à savoir que si ça marchait vraiment, on le saurait depuis longtemps – et sans contestation possible. Car Raoult n’a alors d’autre ressource que de faire un pas de plus (le pas de trop ?) dans l’outrance. Quitte à proférer des énormités. Une étude sur 91 000 patients le contredit ? Elle est publiée dans la plus prestigieuse revue scientifique au monde et ne souffre guère de contradictions ? Elle est nécessairement « foireuse ». Une autre rapporte des effets secondaires inquiétants de son protocole ? Elle est forcément « bidouillée ». Une 3ème vient confirmer les précédentes ? Elle ne peut être que « de la triche ». Ses études à lui n’ont toujours pas été validées par ses pairs ? C’est parce que ce sont tous « des incompétents ».

Peut-être après tout. Peut-être Raoult a-t-il raison contre le reste du monde. Peut-être n’y a-t-il que des idiots ou des incapables à part lui. Mais il ne suffit pas de l’affirmer. Il faut en apporter la démonstration. Et vite. Car les patients, eux, risquent d’être les premières victimes de son entêtement.

Prochain épisode : les conséquences de la « folie chloroquine » sur la recherche mondiale. A demain…