Pourquoi il ne fallait pas publier l’interview d’Agnès Buzyn

« Le 30 janvier, j’ai averti le Premier ministre que les élections {municipales} ne pourraient sans doute pas se tenir ».

Quand j’ai lu cette déclaration d’Agnès Buzyn dans Le Monde de lundi, j’ai frémi. Je me suis senti à la fois désemparé, triste et en colère. Contre elle, contre la journaliste qui a écrit, contre le journal qui a publié cette « information ».

Que les choses soient claires : la presse est libre (c’est un ancien journaliste qui le dit) et il n’est pas question de la censurer. De fait, peut-être Agnès Buzyn a-t-elle prononcé cette phrase là. Peut-être a-t-elle dit « sa » vérité. Mais elle n’a pas dit « la » vérité. Et publier ces propos tels quels, sans leur opposer le réalité des choses, c’est renoncer à se poser la question fondamentale qui s’impose à tout journaliste : qu’est-ce qu’une information ?

En l’occurence, l’information ce n’est pas qu’Agnès Buzyn a alerté Edouard Philippe le 30 janvier, c’est qu’elle refait l’histoire après coup. Et ce, pour la simple raison que, le 30 janvier, Agnès Buzyn ne pouvait pas savoir précisément ce qui se passerait sept semaines plus tard. A moins de lire l’avenir. Et, à ma connaissance, Agnès Buzyn est médecin, (ex) ministre et (ex) responsable politique, pas voyante.

Au 30 janvier dernier en effet, en France la situation était la suivante: cinq personnes dépistées positives au Covid 19 et deux en réanimation (dont un Chinois de 80 ans qui décèdera quelques jours plus tard). Au 30 janvier, les premiers Français étaient rapatriés de Wuhan avant d’être envoyés en quatorzaine dans un centre de vacances. Au 30 janvier, à la question du Parisien « Craignez-vous une accélération de l’épidémie ? », le Pr. Bruno Lina, virologue de réputation mondiale, répondait : « Inquiet, non. Prudent, oui ».

Prudent donc, mais pas alarmiste. La semaine suivante d’ailleurs, les médias français évoquent bien ce nouveau coronavirus, mais les Une des journaux sont consacrées à tout autre chose : à la guéguerre Griveaux/Villani, à la « bavure » du gouvernement sur le congé parental après le décès d’un enfant et aux révélations sur les abus sexuels dans le sport en général et le patinage artistique en particulier – je le rappelle car, confiné et au chômage technique, j‘ai passé ma matinée à faire une revue de presse complète de la fin janvier à la mi-mars.

Ensuite ? Eh bien ensuite, c’est-à-dire dans les semaines qui ont suivi le 30 janvier, le ton des experts interrogés restait à la prudence générale. Ainsi, le 10 février, le Pr Éric Caumes, chef de service des maladies infectieuses à La Pitié Salpêtrière (Paris) et que l’on voit beaucoup sur les plateaux télé en ce moment, parlait du coronavirus comme de « l’équivalent d’une grosse grippe ». Le 17 février, le patron du Samu, François Braun déclarait « Il faut rester rassurants ». Le 25 février, alors que Le Parisien titrait en Une « La peur du virus se propage », Élisabeth Bouvet, infectiologue à Bichat (Paris), était catégorique : à la question de savoir s’il fallait confiner préventivement comme en Italie, elle répondait « Non ».

Je pourrais multiplier les exemples. Il ne s’agit pas de mettre en cause l’ensemble des experts, bien au contraire. Il ne s’agit pas de critiquer tel ou tel, qui plus est de façon rétrospective. Je veux simplement dire ici que personne, a fortiori le 30 janvier, ne pouvait imaginer l’ampleur du désastre sanitaire actuel. Faut-il, encore et encore, rappeler que la médecine avance pas à pas, en particulier quand elle affronte un virus radicalement nouveau, et que ce qui était faux hier peut devenir vrai le lendemain ?

Le 30 janvier, il n’y avait donc ni consensus ni visibilité sur le coronavirus. Pourquoi, dès lors, Agnès Buzyn a -t-elle cru bon lundi de prétendre qu’elle avait anticipé ce qui allait arriver ? Je ne suis pas psychologue, mais je peux aisément imaginer la détresse, l’effondrement psychique qu’elle traverse depuis dimanche : avoir été contrainte de quitter le ministère de la Santé alors qu’une menace se profilait, être légitimement inquiète sans plus y pouvoir rien, avoir espéré puis être déçue des résultats des municipales, il y a de quoi effectivement sombrer.

Pour autant, Agnès Buzyn n’aurait pas dû prononcer ces mots. Plus grave, la journaliste Ariane Chemin n’aurait pas dû les reprendre, Le Monde, enfin, n’aurait pas dû les publier. Et là, c’est à la fois l’ancien journaliste, le citoyen et le professionnel soucieux des enjeux de santé publique qui parle.

Je n’ai pas écouté les enregistrements de la conversation entre les deux femmes. Mais je suis intimement convaincu qu’Agnès Buzyn a pu dire quelque chose comme « ‘le 30 janvier, j’ai averti le Premier ministre que les élections ne pourraient pas se tenir si l’épidémie flambait en France à ce moment-là » – étant entendu que la deuxième partie de la phrase est aussi essentielle que la première, et que ne pas la publier in extenso en modifie radicalement le sens.

Novembre 2023 : je lis le « Journal » d’Agnès Buzyn paru récemment (Ed. Flammarion) et je constate avec soulagement que mon intuition était la bonne. Le 30 janvier, Agnès Buzyn écrit en effet ceci : « Rabat-joie, pessimiste ou les deux, je leur (à Edouard Philippe et à son cabinet) fais part de mon pressentiment : Vu l’évolution du nombre de cas en Chine, il est possible que l’épidémie progresse dans le monde et, si ce que vivent les Chinois est identique en Europe, il me semble que nous ne pourrons pas tenir les agendas. Et d’ajouter que, dans ce cas, le financement des retraites ou les élections municipales ne seront plus nos problèmes de l’année ».  J’avais donc bien raison, à l’époque, de présupposer qu’Agnès Buzyn avait pris des précautions oratoires. Et j’avais bien raison, aussi, de dénoncer le raccourci opéré par la journaliste du Monde.

Les conséquences de cette déclaration ainsi rédigée sont terribles. Déjà, les plus farouches opposants au Président de la République se déchainent. Marine Le Pen dénonce « un scandale d’État ». La députée insoumise Danièle Obono accuse : « Elle savait. Ils savaient. Ils ont minimisé. Par ambition et calcul politicien. Risquant la vie de milliers de gens ». Le député LR Julien Aubert reproche à Emmanuel Macron de ne pas avoir été assez « effrayant », et regrette aussitôt après que « les gens paniquent comme en 40 » . Ah oui ? S’il avait été plus effrayant encore, la panique eût été sûrement plus grande encore.

Les conséquences sont terribles, car ces réactions politiques alimentent le sentiment de défiance général vis-à-vis des autorités sanitaires. Or, tous les sociologues en sont d’accord : pour que des mesures coercitives soient respectées, il faut au préalable qu’elles soient comprises. Admises. Mais sûrement pas récusées par principe. Nous faire croire que les pouvoirs publics auraient délibérément sacrifié les Français sur l’autel de préoccupations électorales, c’est nourrir le galimatias des complotistes en tous genres. Car si « on » nous a menti sur la réalité de l’épidémie, alors forcément « on » nous ment encore sur la nécessité du confinement.

Que Le Monde et la journaliste le veuillent ou non, qu’ils en soient conscients ou pas, ils ont participé à ce vent mauvais. Et, sans vouloir donner de leçon de morale, à place d’Ariane Chemin j’aurais interrogé mes collègues du Monde spécialistes en santé (ils sont excellents) avant de publier mon papier. Quitte à le publier tel quel, je leur aurais au moins demandé un encadré pour contextualiser les propos d’Agnès Buzyn. Cela aurait sans doute occasionné moins de reprise médias. Cela aurait été plus responsable.