Chloroquine : qui a tort, qui a raison ?

Je ne mets pas en doute la bonne foi du Dr Raoult. Ni sa conviction, ni même ses compétences. Et j’espère sincèrement que la chloroquine s’avèrera efficace contre le Covid 19.

Ceci posé, l’emballement général autour de cette molécule pose question. Je ne vais pas rentrer dans une analyse détaillée de l’étude expérimentale qu’il a présentée dans une vidéo et qui suscite aujourd’hui tant d’espoirs – des spécialistes en virologie l’ont déjà fait, et bien mieux que je ne saurais le faire.

Pour rappel tout de même, sachez que les tests qu’il a utilisés ne sont pas totalement fiables, que la charge virale mesurée ne concerne que le nez (alors que les atteintes sont surtout pulmonaires) et que le nombre de patients étudiés incite à la plus grande prudence : 26 malades seulement, dont six ont été écartés des résultats (un a quitté l’hôpital, 3 ont été envoyés en réanimation intensive, un est décédé). L’étude du Pr Raoult s’appuie donc en tout et pour tout sur 20 patients.

Bref, cette « étude » ne présente aucun élément suffisant, en soi, pour affirmer avec certitude que la chloroquine permet de guérir du Covid 19. Il est donc impératif de mener des recherches supplémentaires, ne serait-ce que pour s’assurer de la bonne posologie, la bonne indication, le bon moment de l’administrer.

Au-delà de la polémique sur ces expérimentations, je voudrais ici m’intéresser à la personnalité du Dr Raoult. Premier constat : ce médecin qui se présente comme « une star mondiale » (sic) peut se tromper. En 2013, il affirmait que le réchauffement climatique n’existait pas. Le 17 février 2020, que le Covid 19 provoquait moins de morts que les accidents de trottinette. Plus récemment encore, samedi dernier, que « là, on en est à 500 morts. On va voir si on arrive à en tuer 10 000 (re sic), mais ça m’étonnerait. »

Deuxième constat : bien que chercheur, le Dr Raoult s’affranchit parfois de toute rigueur scientifique. Le gouvernement annonce que la chloroquine va être incluse dans un essai européen de grande ampleur ? Il répond à la télévision en mêlant le vrai (il faut aller le plus vite possible), le vraisemblable (cette molécule est potentiellement intéressante) et le faux (il n’existe aucune alternative à la chloroquine, c’est ça ou rien).

Le Dr Raoult va plus loin, jusqu’à tordre la réalité quand ça l’arrange. Ainsi, il prétend qu’il faudra attendre deux mois pour avoir les résultats de l’essai européen et quatre mois de plus pour que la molécule soit autorisée. C’est ignorer volontairement que cet essai sera « adaptatif ». En clair, d’ici une quinzaine de jours, si les premiers résultats préliminaires montrent une efficacité supérieure et incontestable de la chloroquine sur les autres traitements observés, celle-ci sera immédiatement proposée à tous les patients qui en auront besoin.

Troisième constat : le Dr Raoult se pose en sachant – ce qu’il est – mais surtout comme celui qui sait quand les autres ne savent pas. Tous les autres, y compris les autres médecins, y compris les autres chercheurs (« Ce n’est pas moi qui suis bizarre, ce sont les gens qui sont ignorants »). C’est David contre Goliath, Raoult contre Lévy (ancien directeur de l’Inserm), Marseille contre Paris, le « petit » virologue de province contre les pontes nationaux. C’est moi contre le reste du monde.

On passe ainsi d’un enjeu scientifique à une question de personne. D’une approche rationnelle à un débat passionnel. Chacun est sommé de se positionner – et sur le champ : on est « pour » ou « contre » Raoult. Il n’y a plus aucune place pour le doute, pas de voie médiane possible. Manifester la plus petite interrogation, c’est être catalogué malgré soi dans le camp des contre. Et comme beaucoup de gens ont envie d’y croire…

Résultat : de nombreux Français se sont fait faire dès aujourd’hui des ordonnances de chloroquine. Les pharmacies sont dévalisées, les patients qui en ont besoin au long cours (lupus ou autres) n’en trouvent plus. Nul doute que certains se lanceront dans une automédication inutile, voire dangereuse. D’autres iront sur Internet acheter de la vraie/fausse chloroquine. Le Dr Raoult pourra toujours affirmer qu’il ne l’a pas encouragé, il sera objectivement responsable pour partie de ces effets délétères.

Nul doute, non plus, que ces effets d’annonce prématurés risquent de provoquer un relâchement des gestes barrière, alors que les pouvoirs publics peinent toujours à les faire respecter. Déjà, des centaines de personnes, y compris celle qui ne présentent aucun signe particulier, se précipitent devant l’IHU que dirige le Pr Raoult à Marseille en espérant bénéficier d’un dépistage et d’un éventuel traitement. Quitte à braver les consignes de confinement et à risquer de se contaminer les uns les autres. Là encore, le Dr Raoult porte une responsabilité dans la propagation de l’épidémie. Qu’il le veuille ou non.

Qu’il le veuille ou non, par son attitude et ses provocations  inutiles, le Dr Raoult déclenche également une profonde fracture au sein de la communauté scientifique; il accrédite l’idée que la conviction de l’un serait plus pertinente que les interrogations d’un autre ; il renforce la croyance que la recherche ne serait en fin de compte qu’une bataille d’ego.

Tout cela n’est bon ni pour la science, ni pour la médecine, ni pour la santé publique. Car enfin à supposer que la chloroquine se révèle efficace (ce que, encore une fois, j’espère), que se passera-t-il demain ? Demain, n’importe quel spécialiste, n’importe quel chercheur, n’importe quel charlatan se sentira légitime à proposer je ne sais quel traitement miracle contre je ne sais quelle maladie incurable. Avec un argument imparable : j’ai expérimenté « mon » médicament sur 26 personnes et il est efficace. Vous n’y croyez pas ? Les pouvoirs publics n’y croient pas ? Les médecins n’y croient pas ? Souvenez-vous du Dr Raoult…