Arrêts maladie : le bal des hypocrites


De la pure provocation. Comment qualifier autrement le nom donné au site « arretmaladie.fr » ? Lancé en France cette semaine, alors que la polémique enfle sur l’augmentation des arrêts maladie dans certaines entreprises, RATP et SNCF en tête, le site a fait l’objet d’une pleine page dans Le Parisien et, depuis lors, les réactions se multiplient qui, toutes, vont dans le sens d’une condamnation sans appel.
Au premier regard, l’offre est alléchante : sur sa page d’accueil, le site promet un arrêt maladie « sans se déplacer, 100% valide, rapide et sécurisé ». Mieux encore, il s’occupe de tout, vous envoie l’ordonnance par mail et transmet des documents nécessaires à la Caisse d’Assurance-Maladie à votre place ! Comment ça marche ? C’est très simple. Vous sélectionnez d’abord la raison qui fait que « vous n’êtes pas en mesure de travailler » (sic) : coup de froid ou gastro-entérite exclusivement– dans quelques temps, assure Can Ansay, le fondateur du site (docteur… en droit), la démarche sera étendue au stress, au mal de dos, à la migraine, aux règles douloureuses et à la cystite.
Puis, vous remplissez un questionnaire assez long, d’une vingtaine de questions pour décrire vos symptômes. Vous fournissez fourni quelques renseignements supplémentaires (antécédents médicaux, prise de médicaments, coordonnées personnelles et numéro de Sécurité Sociale), et vous réglez 25 euros par carte de crédit. Avant d’être mis en relation par visioconférence avec un médecin qui se livrera à une consultation plus ou moins longue et, si besoin, vous délivrera ce fameux arrêt de travail.
On s’en doute, l’initiative a provoqué une levée de boucliers de la part de la totalité des acteurs de santé. « Un dévoiement de la médecine » selon la ministre de la Santé Agnès Buzyn. Un site qui « porte atteinte à l’image de la profession en assimilant l’activité médicale à une activité commerciale » pour le Conseil de l’Ordre, qui a porté l’affaire devant la justice. De son côté, le directeur de l’Assurance-Maladie, Nicolas Revel parle d’une « tromperie vis-à-vis des assurés sociaux », assure que ces consultations ne seront pas remboursées et vient d’engager une action en référé contre le site, à laquelle s’est associée le Conseil de l’Ordre.
A y regarder de plus près, les choses sont pourtant moins simples qu’il n’y paraît. D’abord parce que arretmaladie.fr prend bien soin de préciser que « le médecin peut décider de prescrire, ou pas, un arrêt maladie après consultation » – officiellement donc, le praticien reste entièrement libre de poser son diagnostic et d’établir l’ordonnance adéquate. Ensuite, parce que l’accès au site est encadré. Très encadré même : pas plus d’une visite toutes les trois semaines, pas plus de quatre arrêts maladie par an, pas d’arrêt de plus de trois jours.
Et c’est là toute la subtilité de l’offre du site. En deçà de trois jours d’arrêt maladie, la Sécu n’a pas le temps matériel d’aller vérifier l’état de santé du patient mais, surtout, cet arrêt ne donne pas lieu à une prise en charge par la Sécu : c’est le « délai de carence » de trois jours (mais réduit à un seul jour pour les fonctionnaires) durant lequel aucun salaire, aucune indemnité journalière ne sont versés. Enfin, dans la mesure où le site n’accepte pas la Carte Vitale, c’est à l’assuré d’avancer les frais, et ce dernier n’a aucune garantie qu’il sera remboursé, même s’il apportait la preuve que son médecin traitant n’était pas disponible en temps utile. Rappelons à ce propos que depuis juillet 2018, les assurés sociaux sont tenus de respecter « le parcours de soins coordonné » qui, entre autres, impose justement de passer d’abord par son médecin traitant.
La situation juridique est donc plus complexe que ne le présente Nicolas Revel : aucun dépassement d’honoraires (25 euros, le tarif d’une consultation en secteur 1) ; une téléconsultation qui respecte scrupuleusement les règles, avec un « vrai » médecin et une « vraie » pathologie ; une pathologie qui, en l’occurrence, est contagieuse et, donc, susceptible d’être transmise à des collègues – ce qui, en soi, pourrait suffire à justifier un « vrai » arrêt de travail.
Bref, ce qui est moralement inacceptable peut être juridiquement inattaquable. Nicolas Revel est bien obligé de le reconnaître, quand il admet « qu’on n’est pas sur une interdiction ou une fermeture du site » (interview sur RTL). Dans ces conditions, je trouve qu’il y a une certaine hypocrisie de la part des opposants à dénoncer une situation dont ils sont, pour une part, responsables.
Le plus hypocrite de tous, c’est l’Ordre des Médecins. Il déplore l’existence du site, mais il se garde bien de remettre en cause la doxa de la totale liberté (diagnostic et prescription) accordée à n’importe quel professionnel – alors que ce serait la seule solution pour contrôler leur activité. Le ministère de la santé dénonce un dévoiement mais c’est lui qui autorise des consultations non remboursables, hors conventionnement et sans vérification. L’Assurance Maladie regrette la mise en pratique de telles téléconsultations, mais c’est elle qui en a défini le mode de prise en charge.
Pour dire les choses autrement, arretmaladie.fr se permet de jouer avec les contradictions du système de santé français, ce système unique au monde avec un payeur invisible et un « rembourseur » aveugle. Il en détourne l’esprit tout en respectant le principe. C’est assez malin – même si c’est assez dégueulasse. En tout cas, le succès dépasse leurs espérances. J’ai tenté à plusieurs reprises aujourd’hui de me connecter au site en prétextant une gastro. A chaque fois, j’ai eu la même réponse : « Malheureusement, nous ne pouvons vous offrir ce service en raison d’une trop forte demande. Nous nous en excusons beaucoup. Bon rétablissement et à bientôt ». Ca m’énerve mais, en ce moment, arretmaladie.fr doit se frotter les mains.