Non à la liberté d’installation des médecins !

 

Ce n’est qu’une photographie, mais elle est saisissante : chaque année, l’Ordre des Médecins publie son « Atlas de la démographie médicale », sorte d’instantané du nombre de praticiens, de leur mode d’exercice et de leur répartition sur le territoire. Et si le crû 2018 n’a rien de révolutionnaire, il confirme néanmoins des évolutions inquiétantes pour l’avenir.

Premier enseignement, les médecins en activité sont de moins en moins nombreux : à peine 200 000 aujourd’hui, 10% de moins qu’en 2010. Dans le détail, davantage de spécialistes médicaux (+ 3%) et de spécialistes chirurgicaux (+ 8%) mais moins de généralistes (- 7%), alors que ce sont eux qui constituent le plus souvent le premier recours pour la population, bien avant l’hôpital.

Deuxième enseignement, les médecins sont de plus en plus âgés : 51 ans en moyenne, dont une part non négligeable de retraités en activité ( 5 500 en 2010, plus de 17 000 en 2017).  On compte même plus de 400 médecins qui ont plus de 75 ans – et au passage, j’aimerais bien connaître l’âge du médecin en exercice le plus vieux de France !

Troisième enseignement, les médecins se féminisent plus en plus : 43% du total (+ 12% depuis 2010), avec un exercice de plus en plus salarié. C’est le cas de près d’un praticien sur deux aujourd’hui mais surtout le choix de 83% des primo-inscrits, c’est-à-dire ceux qui viennent de finir leurs études.

Les raisons de ces évolutions sont connues : refus de bosser 50 heures voire plus par semaine, rejet des week-end de garde et, plus généralement, préférence pour le travail collectif au détriment de l’exercice solitaire, vécu comme anachronique et trop autarcique. Bref, le métier de médecin ne fait plus rêver. En tout cas moins qu’avant et pas à n’importe quel prix.

Cela explique-t-il l’ampleur des déserts médicaux sur le territoire ? Non car le nombre de médecins n’est pas, en soi, tellement insuffisant – rapporté à la population, il y en avait proportionnellement moins dans les années 90 par exemple. Le problème, c’est leur répartition sur le territoire. Plus précisément encore, le vrai problème réside dans la liberté totale qu’ont les médecins de s’installer où bon leur semble.

Je m’explique. Je sais bien que notre système de santé est perfectible et qu’avec un même nombre de praticiens on pourrait – on pourra demain – faire beaucoup mieux en matière d’accès aux soins. Coordination entre professionnels, maisons de santé pluridisciplinaires, délégation de compétence,  réseaux de soins, déploiement de la télémédecine : voilà autant de « solutions » à promouvoir. Pour autant, elles ne résoudront pas tout, ne serait-ce qu’en raison de l’augmentation structurelle des besoins de la population. Il faudra donc bien un jour ou l’autre en passer par la fin de cette liberté totale (j’insiste sur le mot totale) d’installation.

Or aucun gouvernement n’a osé à ce jour remettre en question ce dogme. Pour ne pas s’attirer les foudres du corps médical, ministre après ministre tous ont joué la carotte et pas le bâton : pour les encourager à ouvrir leur cabinet dans un désert médical, ils ont proposé une prime par ci, une baisse des charges par là. Avec comme résultat… aucun résultat ! Le Conseil de l’Ordre le reconnaît lui-même, en déplorant « l’absence d’effets des mesures incitatives mises en œuvre jusqu’ici ».

Conséquence : dans les départements où la densité médicale était déjà la plus faible, le nombre de généralistes a baissé de 20% entre 2010 et 2017, soit deux fois plus que la moyenne nationale. Et le nombre de spécialistes chirurgicaux y a chuté de 6% alors qu’il montait de 5% ailleurs. Bref, là où il n’y avait déjà pas assez de médecins, il y a en a de moins en moins. Alors même que ces départements cumulent les handicaps : chômage élevé, population âgée, infrastructures publiques (collèges, réseau routier etc.) défectueuses, équipement privé (supermarchés, stations-service…) insuffisant. Ces territoires ont bel et bien été abandonnées par la République.

Alors ? Alors on ne peut plus se contenter d’un appel à la responsabilité du corps médical et encore moins à je ne sais quel esprit de sacrifice – ils en font déjà bien assez. Il faut donc changer les règles du jeu. Personnellement, je ne serais pas contre une obligation pure et simple de s’installer là où il y en des besoins non couverts, et ce pour une période donnée (les 2 ou 3 premières années par exemple). Mais, principe de réalité oblige, j’entends déjà les syndicats de médecins hurler à une « planification à la soviétique » de la médecine française… C’est pourquoi je propose un système souple et qui concernerait l’ensemble des professionnels, pas seulement les derniers arrivés.

Concrètement l’idée est la suivante : garder la « carotte » pour le médecin qui acceptera de s’installer dans une région sous dotée, et qui y sera encouragé financièrement sous diverses formes, à définir avec l’Ordre et les syndicats de médecins libéraux. En revanche, dans tous les autres cas la liberté d’installation sera conditionnée. Un professionnel souhaite ouvrir son cabinet dans une région déjà correctement pourvue ? Il le pourra, à condition de participer à la continuité des soins  : prises de garde régulières, développement de la patientèle comme médecin traitant, consultations de prévention ou autres. Il veut à tout prix travailler dans un territoire déjà largement pourvu ? D’accord, mais il devra alors effectuer certaines missions qui s’apparentent à du service public : consacrer une ou deux demi-journées par semaine à des vacations à l’hôpital, exercer en partie en secteur 1, avoir une activité minimale dans des établissements type EHPAD. Cela permettrait déjà, dans des grandes villes comme Paris ou dans leurs banlieues, de répondre aux besoins de populations exclues et de soulager les autres offres de soins existantes.

Ce ne sont là que quelques pistes de réflexion. Elles méritent sûrement d’être précisées, discutées avec les intéressés. Mais elles ont au moins l’avantage de sortir de la situation actuelle qui ne satisfait personne, surtout pas les principaux intéressés, les usagers de santé. Nous sommes tous des usagers de santé.