Les Français abusent-ils des urgences ?
Les Français sont de grands enfants capricieux, ils se précipitent pour un oui ou pour un non aux urgences. Les patients sont des irresponsables, ils préfèrent attendre des heures à l’hôpital plutôt que d’aller voir leur généraliste. La gratuité des soins a des effets pervers, elle encourage le consumérisme médical, la paresse et la facilité. Bref, notre système de santé est bien trop généreux, il serait temps de mettre un peu d’ordre dans tout ça.
Cette petite musique, répétée à l’envi par certains médecins et par certains politiques, commence singulièrement à m’énerver. Certes, le nombre de consultations aux urgences explose : 21,2 millions en 2016 contre 18,4 millions en 2012, soit une augmentation de 15% en quatre ans. Certes, le coût global explose également : plus de 3 milliards d’euros par an, comme le rappelle un récent rapport de la Cour des Comptes sur la question. Certes enfin, les services sont débordés et le temps d’attente s’allonge démesurément : en région parisienne, la médiane (50% au-dessus, 50% en dessous) est à 2H40, avec un patient sur dix qui attend 8 heures ou plus ; il est de 4 heures à Marseille et de 5 heures à Nancy.
Mais est-ce vraiment la faute aux patients ? A entendre la petite musique que j’évoquais plus haut, la réponse serait un « oui » sans appel. Et, de fait, de très nombreuses études internationales accréditent l’idée qu’une part non négligeable de passages aux urgences serait inappropriée. Reste à savoir combien. 20% disent les uns, 40% disent les autres ; tous s’accordent en tout cas sur le fait que dans bon nombre de cas, un médecin généraliste serait tout à fait apte à prendre en charge ces malades.
Encore faudrait-il qu’ils soient disponibles… Or, comme le pointe un rapport du Conseil de l’Ordre des médecins en 2018, la médecine de ville rechigne à assurer une véritable permanence des soins. Ainsi, 36% des secteurs de garde sont assurés par moins de 10 médecins volontaires, et 18% par 5 médecins seulement. Autant dire qu’en pratique il est de plus en plus difficile de trouver un praticien libéral en dehors des heures d’ouverture classiques.
Pour autant, cette pénurie ne suffit pas, à elle seule, à répondre à la question cruciale de savoir si les Français « abusent » ou non des urgences. Et c’est tout l’intérêt du travail effectué par une équipe de l’hôpital Saint-Antoine, qui vient d’être publié dans le très sérieux British Medical Journal. Cette équipe a analysé un nombre considérable de cas (près de 30 000 !) passés aux urgences en 2013 en s’appuyant sur trois critères. Les deux premiers étaient des questions posées aux urgentistes : le recours aux urgences était-il selon eux justifié (échelle de 1 à 10) ? Les soins auraient-ils pu être effectués par un généraliste le jour même ou le lendemain ? Le 3ème critère, lui, était plus objectif : s’il n’y avait eu ni examen complémentaire, ni acte thérapeutique ni hospitalisation, alors le passage aux urgences était « non approprié ».
Les résultats de l’étude sont instructifs, et ils démontent bien des idées reçues. Pour le 1er critère, on obtient 23,6% de passages non appropriés. Pour le 2ème, on monte à 27,4%. Et pour le 3ème, on redescend à 13,5%. Autrement dit, plus de 80% des patients venus aux urgences ont reçu des soins adaptés qu’ils n’auraient sans doute pas eu – et en tout cas pas comme ça – s’ils étaient allés chez un généraliste.
Mais le principal enseignement n’est pas là. Il est dans le fait que, lorsque l’on croise les trois critères, seules 6% des consultations peuvent être considérées comme tout à fait injustifiées – bien loin des 20% ou 40% évoqués ici ou là. Ajoutons à cela que, lorsqu’on interroge les patients eux-mêmes, 7% disent se rendre aux urgences parce que leur généraliste n’est pas disponible assez rapidement, et 5% parce qu’il n’est pas disponible du tout ! D’où cette conclusion des auteurs, forte et scientifiquement fondée : « Nos résultats nous amènent à nous interroger sur le bien-fondé du concept d’utilisation inappropriée des services d’urgence ». On ne saurait être plus clair.