Halte aux médecins mercenaires !

Dix milliards d’allègement de la dette par ci, un milliard et demi d’investissements par là, 100 euros mensuels pour les aides-soignants, 800 euros annuels pour les infirmiers en région parisienne… En écoutant le Premier ministre présenter son plan « Urgence pour l’hôpital » et égrener ces chiffres ce matin, j’ai eu l’impression d’un inventaire à la Prévert mêlant des choux et des carottes, du structurel et du conjoncturel, des effets d’annonces et de vraies nouveautés. La manne financière est-elle conséquente ? Sans doute. Sera-ce suffisant pour calmer la colère du personnel soignant ? J’en doute, tant le sentiment d’abandon voire de désespérance est profond.

Mais je voudrais surtout insister sur la question de l’intérim médical soulevée par Agnès Buzyn. Prenant la parole après Édouard Philippe, la ministre de la Santé s’est en effet lancée dans une violente diatribe contre ceux qu’elle qualifie de « véritables mercenaires ». Elle fait ici allusion à une pratique de plus en plus développée dans les hôpitaux, et qui consiste à faire appel à des professionnels payés « à la tâche » pour pallier le manque d’effectifs chronique. Parler de pénurie dramatique serait d’ailleurs plus exact. Le taux de « vacance » de praticiens hospitaliers, tous établissements confondus, dépasse en effet aujourd’hui les 27% ! Concrètement, cela signifie que plus d’un poste sur quatre proposé n’est pas pourvu. Et encore, il ne s’agit là que d’une moyenne. Pour certaines spécialités, on frôle même les 50%, qu’il s’agisse de radiologues (42%) ou d’anesthésistes-réanimateurs (37%). Ce n’est pas moi qui le dis, mais le très officiel Centre national de gestion de la fonction publique hospitalière.

Où sont-ils, ces spécialistes qui manquent si cruellement à l’hôpital ? Ils sont partis dans le secteur privé, parfois juste après la fin de leurs études, souvent en cours de carrière. « Dégoûtés », disent-ils, par le manque de moyens, la surcharge de travail et l’absence de projet professionnel. Et, de fait, ces professionnels passés « chez l’ennemi » bénéficient de conditions d’exercice enviables, avec du matériel en bon état, peu de gardes à assurer et des programmes opératoires mieux organisés. Ce qu’ils disent moins volontiers, c’est qu’ils sont aussi mieux payés – 50% au moins, 100 voire 150% dans certains cas.

Dans ces conditions, les syndicats hospitaliers peuvent toujours exiger une revalorisation conséquente de leurs revenus, ils savent pertinemment que ce ne sont pas quelques centaines d’euros supplémentaires par mois qui suffiront à inverser la tendance. D’autant que le mal est plus profond, et dépasse largement le strict enjeu financier. Comme me le racontait encore hier soir un gastro-entérologue à l’APHP, « Dans n’importe quelle entreprise, quand il manque un câble de connexion à Internet, on appelle le service compétent et on obtient ce fichu câble dans les deux heures. A l’hôpital, il faut remplir trois documents et au bout d’une semaine on finit par l’acheter nous-mêmes avec nos sous ! »

Quoi d’étonnant, dès lors, que des professionnels délaissent l’exercice à plein temps et préfèrent travailler en remplacement ? Le tarif est pour le moins attractif : 1287 euros pour une garde de 24 heures dans un service d’urgences. Cela, c’est pour le montant officiel. Car en pratique, on arrive facilement à 2 400 euros voire 3 900 euros dans les périodes de pointe, dénonce Nathalie Conan-Mathieu, déléguée de la FHF (Fédération hospitalière de France) en Bretagne, dans un article très complet publié dans Les Echos. Avec un coût total qui dépasse les 500 millions d’euros par an selon un rapport d’Olivier Véran ! Des tarifs démesurés, mais qui s’expliquent par la loi de l’offre et de la demande. Dans de nombreux services en effet, la pénurie est telle que, sans ces « mercenaires », il faudrait fermer des lits, parfois même le service tout entier.

Alors oui, il y a des excès dans ce domaine. Oui, ces médecins exercent bien un « chantage » dénoncé à juste titre par Agnès Buzyn ce matin. Oui, il faut multiplier les campagnes de contrôle individuel et punir en cas de non-respect des textes officiels (niveau de rémunération, règles de temps de repos de sécurité etc.). Pour autant, je ne suis pas sûr (litote !) cela suffise à régler ce problème.

Moralement, Agnès Buzyn a raison, personne n’en doute. Sauf que, parfois, la morale pèse peu devant la réalité économique. On peut toujours le déplorer. Mais on ne peut l’ignorer.