Bore out : réalité ou manipulation statistique ?

Ainsi donc, 30% des Français seraient atteints de « bore out » ! Quelle ânerie ! Comme bien d’autres sans doute, j’ai sursauté en entendant ce chiffre répété à l’envi dans les médias (France Info, Europe, BFM, Le Monde, Le Figaro, sans oublier L’Express) ces derniers jours.

La raison de cet engouement subit ? Une affaire plaidée devant les Prudhommes cette semaine opposant une entreprise et l’un de ses salariés placardisé sans ménagement ni explications. L’affaire ayant été mise en délibéré jusqu’en juillet, je ne reviendrai pas sur ce litige, d’autant que la situation semble plus complexe que la caricature qui en a été faite.

Le traitement médiatique de ce « concept » mérite en revanche qu’on s’y arrête un instant. Pour ceux qui n’en auraient jamais entendu parler, je rappelle que le « bore out » peut se définir comme le contraire (ou la face inversée d’un même phénomène) du burn out : accumulation de travail conduisant à l’épuisement dans le burn out, insuffisance voire absence de travail dans le bore out.

C’est Christian Bourion qui, en France, a popularisé le bore out avec son livre paru en janvier dernier et dans lequel il avance ce fameux chiffre de 30% de salariés concernés. D’où provient-il ? Comme le relèvent Emmanuel Abor de Chatillon et Cécile Desmarais dans un post de blog remarquable, il est issu d’une étude belge remontant à 2009 qui entendait identifier les personnes qui n’auraient pas assez de travail pour remplir leur journée…

Je ne vais pas reprendre ici leur analyse, rigoureuse et irréfutable. Mais je partage leurs critiques sur les imprécisions de Christian Bourion (dans sa définition notamment) et sur son absence de rigueur scientifique. Comme eux, je dénonce son postulat (implicite mais bien réel) et l’idéologie qui le sous-tend. A savoir que « le vrai problème de la santé au travail ne serait pas la souffrance mais l’ennui, les agents publics ne feraient rien, les entreprises privées pas grand-chose et la cause de tout cela serait dans la surprotection des salariés français » pour reprendre les termes de leur blog.

A se focaliser ainsi sur le bore out, Christian Bourion oublie (ou fait semblant d’oublier) une réalité autrement plus dramatique, à savoir un accroissement global et continu de la charge de travail en France. Toutes les enquêtes menées depuis une dizaine d’années au moins le montrent sans contestation possible : les salariés sont soumis à une pression de plus en plus intense, et qui s’exerce dans un contexte difficile et peu protecteur – hausse continue du chômage, insécurité économique globale, management déficient, manque de reconnaissance … la liste n’est pas exhaustive.

Voilà pourquoi je suis effondré – et j’exagère à peine – quand je vois mes anciens confrères reprendre, sans distance ni réflexion, un chiffre manifestement faux. Sérieusement, comment oser prétendre que 30% des salariés sont aujourd’hui « en chômage total ou partiel à l’intérieur même de leur poste » ? Je sais bien qu’un chiffre, ça fait un bon titre, surtout quand il étonne, mais enfin même sans mener une enquête approfondie, un journaliste peut faire appel au simple bon sens, le sien ou celui de son rédacteur en chef.

Tout cela est d’autant plus attristant qu’une connerie pareille (j’ose le mot) a deux effets désastreux. D’une part elle minimise la réalité du burn out – en effet, si 30% des Français travaillent peu, pas assez ou pas du tout, comment d’autres pourraient-ils se plaindre de travailler trop ?… D’autre part, à force de tout mélanger elle disqualifie un phénomène tout aussi réel quoique moins fréquent : le bore out – le « vrai ».

Car le bore out ce n’est pas l’ennui, ni même la placardisation. C’est la vacuité totale, le sentiment désespérant d’inutilité, l’absence complète de sens donné à ce qu’on fait et, au final, la disparition de l’estime de soi. Ceux qui l’ont vécu en parlent d’ailleurs comme une forme de punition ultime. Michel (appelons-le ainsi) l’a subi pendant plus d’un an : « Personne ne mérite un tel traitement. Des jours, des mois entiers à attendre une proposition de la hiérarchie, à quémander du boulot auprès des collègues, à travailler à 20% de mes capacités et de mes envies. Et, chaque soir, la même petite phrase qui résonne dans la tête en quittant son bureau : je ne sers à rien, je suis une m…. »

Pour monsieur Bourion, c’est du « chômage partiel ». Moi, j’appelle ça une faillite du management doublée d’un drame personnel.