De l’art de manipuler les chiffres
Suffit-il de répéter encore et encore une inexactitude pour qu’elle devienne un jour une vérité ? Depuis quelques jours, cette question me trotte dans la tête. A l’origine de mes interrogations, bien sûr, ce chiffre de 30% de Français atteints de bore-out dont je disais dans mon post précédent tout le mal que j’en pense. Mais comme ce chiffre continue de circuler, y compris dans des médias censés être « sérieux » comme Le Monde, je continue moi à me demander pourquoi et comment une contre-vérité peut se répandre, et surtout si elle va finir par « gagner ».
Je ne crois pas à la « vérité » des chiffres. Parce qu’à un chiffre, on peut toujours en opposer un autre – les hommes politiques font ça très bien. Parce que certains sont difficilement concevables – par exemple, je ne parviens pas à me représenter les millions de revenus annuels du patron de Sanofi et encore moins les 2 000 milliards de dette publique de la France. Je ne crois pas à une vérité des chiffres enfin parce qu’un chiffre ne dit rien en soi s’il n’est pas contextualisé, explicité et mis en perspective ; bref, si on ne lui donne pas du sens.
Pour autant, je crois à « l’objectivité » des chiffres dans la mesure où ils disent une forme de réalité – encore faut-il qu’ils ne soient pas dénaturés, partiels, spécieux ou même trompeurs. Et c’est bien là tout le problème… Je distinguerai donc trois formes de manipulation statistique, et trois enjeux distincts.
Il y a tout d’abord la manipulation « pour la bonne cause ». Le passage à l’heure d’été par exemple repose sur un argument économique réel (une moindre consommation d’électricité) mais justifié avant tout par le chiffre des « 300 000 tonnes d’équivalent pétrole ». D’où vient-il ? Il y a une vingtaine d’années, quand j’étais journaliste au Parisien, j’avais posé la question au ministère de l’Économie. La réponse (fournie par un membre du cabinet) m’avait estomaqué : « Ne le répétez pas, mais ces 300 000 tonnes proviennent d’une évaluation faite à la main sur un bout de papier en 1976. Elle ne repose sur rien de scientifique, mais on la garde pour faire passer la mesure dans l’opinion. » Une économie donc incontestable, vraie sur le principe, fausse dans sa quantification. Ce qui n’empêche pas les médias de reprendre année après année ce chiffre des 300 000 tonnes.
Il y a ensuite la manipulation pour « la mauvaise cause ». En l’occurrence, je me souviens (désolé pour cette accumulation de références personnelles) de la conférence de presse donnée en 1994 par Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la santé, pour annoncer une campagne massive de vaccination contre l’hépatite B. Celui-ci avait alors affirmé que chaque année « 40 000 personnes étaient contaminées par l’hépatite B ». A l’époque, les journalistes l’ignoraient mais pas le ministre, les estimations sérieuses et réelles se situaient plutôt à 8 000. Pourquoi une telle contre-vérité ? Pour des considérations de santé publique uniquement ? J’en doute. Car cette vaccination de masse (et même obligatoire pour les professions de santé) doublée d’une absence de pédagogie a provoqué une méfiance profonde et durable de la population à l’égard de la vaccination. Aujourd’hui encore, je m’interroge sur les vraies raisons de ce mensonge : incompétence ? manque de sérieux ? lobbying des labos ? intérêts financiers inavouables ? Des questions qui ressurgissent, au moment où ce même Douste-Blazy annonce sa candidature à la direction de l’OMS.
Et puis il y a la manipulation pour des raisons cachées – et je songe à ce chiffre de 30% des Français en bore out. Car enfin, quel sens y a-t-il à dire ça, sinon pour induire l’idée que le travail est mal partagé entre les salariés ? Et, partant, que certains d’entre eux sont au mieux des planqués, au pire des faignants. Répartissons donc mieux la charge de travail et tout sera réglé… En cela, ce chiffre révèle bien une vision du monde, à savoir que les salariés seraient en partie coupables et l’encadrement, impuissant voire irréprochable. Mais jamais n’est questionnée la logique capitalistique où seule la rentabilité prime, et c’est là que réside la manipulation idéologique. Comme si les choses étaient si simples. Comme si le bore out était un problème de « pas assez » – alors qu’en réalité, il s’apparente au rien ; comme si le burn out était un problème de « beaucoup » – alors qu’il relève du trop, de l’impossible.
On peut, évidemment, reprocher aux médias leur absence de curiosité et d’esprit critique. Après tout, il suffit de vérifier et de confronter un chiffre à d’autres sources. C’est le « fat cheking », apparu durant la présidence de Sarkozy en raison de ses multiples approximations (pour rester poli) et pratiqué notamment par Libération, Médiapart, France Info. Mais soyons honnêtes : il n’est pas si facile, en particulier pour les données scientifiques, de remettre en question a priori des données officielles. En revanche, la crédulité n’est plus de mise quand le simple bon sens suffit : 30% de bore out ? Allons donc. Les journalistes ont, aussi, le droit de réfléchir « un peu » avant de prendre la plume…
Jean
Le « fat checking »? Kessessé? 🙂
Vincent Olivier
C’est en réalité le « fact checking », c’est-à-dire la vérification des faits avancés. Mes excuses pour cette faute de frappe !