Santé : ce qu’il faut retenir du rapport Villani
J’attendais avec impatience la publication du rapport de Cédric Villani. Je savais sa capacité singulière, unique même à « Donner un sens à l’intelligence artificielle pour une stratégie nationale et européenne » (le titre de son rapport). Et je n’ai pas été déçu du résultat : 235 pages bourrées d’idées et de propositions, toujours concrètes, parfois iconoclastes mais jamais ineptes. En particulier dans le domaine de la santé.
J’ai eu la chance de rencontrer Cédric Villani quand j’étais encore journaliste au moment de la sortie de « Théorème vivant » (Ed. Livre de Poche). Prévue pour 45 minutes, la conversation avait duré plus d’une heure et demie, conversation passionnante, foisonnante, alternant exemples précis de l’importance des maths dans le monde d’aujourd’hui et considérations générales sur notre société. C’était en 2013 et déjà, Cédric Villani avait une conscience aigüe de ces enjeux et une vision politique (au sens noble) forte du rôle de la France, notamment à l’échelle européenne.
Mais revenons à son rapport et surtout aux pages consacrées à l’intelligence artificielle (AI) dans le champ de la santé. Cédric Villani y pointe l’enjeu fondamental des années à venir : comment faire en sorte que la France conserve sa position de pionnière dans l’AI en santé ? Comment mieux utiliser nos données de santé tout en contrôlant l’accès à ces données ? En d’autres termes, comment concilier l’inconciliable, être en même temps éthique et pragmatique ?
Car les promesses de l’AI sont vertigineuses. En matière de diagnostic tout d’abord : grâce à l’AI, on peut déjà détecter des facteurs de risques précoces pour certaines maladies. Ainsi, grâce à l’analyse des données d’hospitalisation entre 2008 et 2013, on sait qu’une consommation excessive d’alcool multiplie par 3 les risques de démence.
En matière de signaux faibles ensuite, pour les risques suicidaires par exemple : au Canada le gouvernement s’est associé à une Start Up spécialisée en AI pour anticiper ces risques à partir de l’analyse automatique des médias sociaux. Quant à Google, il a développé un outil similaire afin d’alerter les pouvoirs publics en cas de danger avéré.
En matière de suivi en temps réel des patients aussi : demain, avec des capteurs intégrés à un individu (montres connectées, appli de santé sur le smartphone…) l’AI permettra de croiser ces données avec d’autres mesures environnementales (pollution, stress sonore…). A terme, il sera même possible de prédire avec précision le niveau de risque de survenue d’une pathologie propre à tel ou tel sujet.
L’AI, c’est enfin la promesse d’une médecine mieux organisée. Capable de prévoir plusieurs années à l’avance les besoins en personnel médical selon les territoires. D’anticiper les jours et les heures d’affluence aux urgences. De modéliser très précisément l’ampleur d’une pathologie connue ou la propagation d’une épidémie due à un nouveau virus. Bref, l’AI c’est la promesse d’une médecine efficiente et individualisée.
Pour ce faire, la France bénéficie d’un atout incontestable, unique au monde : le SNDS (système national des données de santé), un ensemble comportant 20 milliards de données- prescriptions, analyses etc. – et répertoriant toutes les causes de décès. Remarquable instrument de recherche, le SNDS est malheureusement limité dans son utilisation, et cela pour des raisons juridiques (accès à ces données très encadré), administratives (obligation de non ré identification, ce qui en limite la portée) et techniques (détails sur les remboursements mais pas sur le suivi des patients). En résumé, « il n’est pas adapté au développement de l’AI dans le secteur de la santé » déplore Cédric Villani. D’où sa suggestion : revoir l’architecture du SNDS de fond en comble pour en faire un véritable levier de connaissance.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule proposition du chercheur. Sans entrer dans les détails, j’en mentionne ici quatre autres qui permettraient à la France d’entrer dans la médecine du futur :
1. Inventer de nouvelles compétences : refondre les études médicales (sortir de la sélection par les maths et sélectionner davantage d’étudiants spécialisés en AI) et former les médecins en exercice aux Big Data.
2. Développer le dossier médical partagé (DMP) : en faire un outil sécurisé où les patients pourront stocker, ajouter, partager des informations et le rendre facilement accessible à tous les professionnels de santé
3. Créer une plate-forme commune : regrouper toutes les données médico-administratives, les croiser avec d’autres (cliniques, épidémiologiques…) et les mettre à disposition des chercheurs sous la forme d’un « guichet unique » centralisé par l’Inserm.
4. Favoriser l’accès à ces données : créer là aussi un guichet unique qui centraliserait les demandes, et limiter le délai de réponse à trois mois en vertu du principe « silence vaut acceptation ».
Mais parce qu’il n’est pas un scientifique « hors sol », dégagé du réel, Cédric Villani pointe plusieurs conditions pour que cette révolution puisse voir le jour. Du côté des pouvoirs publics, il s’agira d’encourager, voire de contraindre les acteurs à se parler – alors qu’aujourd’hui, industriels, chercheurs et payeurs (CNAM, mutuelles…) gardent leurs données pour eux seuls. Du côté des professionnels de santé, il s’agira d’apprendre à se coordonner, y compris en déléguant certaines tâches – alors qu’aujourd’hui chacun protège jalousement sa sphère de compétence. Du côté des patients, il s’agira de s’investir activement dans les essais cliniques, sous la forme de ce que Cédric Villani appelle un consentement éclairé « électronique dynamique » – alors qu’aujourd’hui ces mêmes patients sont trop souvent peu ou mal informés sur l’intérêt de ces essais cliniques.
Autant dire que le défi est immense, et qu’il concerne tout le monde… Car les limites sont avant tout technologiques et elles ne cesseront d’être reculées à mesure que la connaissance progressera. C’est regrettable mais c’est ainsi : tout ce qui est faisable sera fait. D’une façon ou d’une autre : dans l’observance de nos principes (hypothèse optimiste) ou dans l’application de la loi du plus fort (hypothèse pessimiste).
Les enjeux sont à l’échelle planétaire, note justement Cédric Villani. Si la France durcit sa réglementation, elle perdra la bataille face aux États moins regardants sur le plan éthique comme la Chine. Si elle renonce à ses valeurs, elle abandonnera sa souveraineté nationale. La marge de manœuvre est étroite. Mais elle est essentielle. A nous, citoyens, de faire entendre notre voix dans ce débat national. A nous, Français, de porter haut dans le monde le respect des Droits de l’Homme.