Quand le populisme s’attaque à la science

C’est une leçon magistrale (dans tous les sens du terme) que nous a offerte Agnès Buzyn au cours d’un récent café Nile organisé par Olivier Mariotte – merci à lui. Pendant plus d’une heure et demie, elle a fait la preuve qu’un thème a priori désincarné, « Science et démocratie » pouvait s’illustrer par une analyse fine et intelligente des défis auxquels sont confrontées nos sociétés modernes. Démonstration avec ce compte-rendu que j’espère fidèle à ses propos.

Pourquoi la santé est-elle particulièrement propice à la désinformation et aux dérives sectaires qui font des ravages aujourd’hui ? Trois explications qui se complètent sans être exclusives l’une de l’autre.

La première est ontologique : elle tient aux patients eux-mêmes et à la peur de mourir qui nous envahit tous à des degrés divers. Du fait de l’angoisse et de l’incertitude que peut générer cette peur, la tentation est forte qui nous pousse à renoncer à la rationalité. C’est vrai chez nombre d’êtres humains. Mais une telle attitude survient encore plus facilement quand on tombe malade : nous devenons alors vulnérables, nous cherchons du sens là où il n’y en a pas nécessairement. Il nous faut des réponses, de préférence des réponses qui rassurent, fussent-elles erronées. 

D’où la profusion de discours pseudo explicatifs, nocifs car ils nuisent à la confiance pourtant indispensable envers les « vrais » professionnels de santé. L’exemple le plus évident est celui du Covid : en face de ce virus nouveau et inconnu, quel soulagement d’entendre qu’il existe un traitement simple et efficace ! Quel réconfort de s’en remettre au pseudo « meilleur chercheur au monde » qui, de plus, se répand dans les médias en prétendant que lui, et lui seul, détient « la » vérité … De fait, il est tentant de croire au druide marseillais et à ses affirmations péremptoires (les labos vous mentent, les autorités vous manipulent, les médias sont des vendus etc). Tentant et plus réconfortant que d’affronter l’incertitude et l’impuissance face à ce virus.

La deuxième explication est déontologique : elle tient aux médecins eux-mêmes et à leur pratique. Le plus souvent, la conception qu’ils se font de leur art (puisque la médecine est, parait-il, un art) met l’éthique au premier plan. Mais il leur arrive, parfois, d’oublier cette exigence censée s’imposer à tous les soignants. Entre un patient et son médecin s’instaure, qu’ils le veuillent ou non, un rapport dissymétrique : l’un sait et l’autre pas. L’un est en demande, fragilisé, l’autre est en position de force, infaillible. Or, chez certains, cela peut déclencher un sentiment de « sur-puissance » qui annihile le doute sain, celui qui permet de questionner ses connaissances. A quoi s’ajoute un biais de « sur-confiance » qui lui fait préférer ses intuitions au détriment de la science et de la médecine fondée sur les preuves. 

Dans ces moments-là, la déontologie s’efface devant des egos surdimensionnés.  Et plus le médecin en question a pu, dans le passé, être respecté voire compétent, plus la chute sera brutale et les dérapages incontrôlés. Voyez Luc Montagnier sur le sida, Christian Péronne sur la maladie de Lyme, Didier Raoult sur le covid. L’un a reçu un prix Nobel, l’autre a été chef de service à l’AP-HP, le dernier est à l’origine de grandes découvertes sur les virus. Et tous trois se sont fourvoyés dans des prises de position souvent douteuses, voire carrément complotistes.

La troisième explication est épistémologique : elle tient à l’incompréhension de notre société de ce qu’est une démarche scientifique. A savoir des mouvements successifs d’avancées, de confrontations, parfois de réfutations. Des processus progressifs, qui demandent du temps et qui peuvent déboucher sur des échanges musclés entre experts. Mais une démarche  qui, en aucun cas, ne saurait être balayée par des débats d’opinion comme on a pu en entendre sur des plateaux télé pendant l’épidémie de Covid, où chacun donne son point de vue avec un ton d’autant plus affirmatif qu’en général il ne connait pas grand-chose sur le sujet. Il est vrai que les médias préfèrent une belle empoignade entre éditorialistes à une interview d’un scientifique avouant modestement qu’il « ne sait pas tout » et qu’il n’a pas toute les réponses aux questions qu’on lui pose …

A ces trois explications viennent s’ajouter deux facteurs conjoncturels : la montée d’un sentiment de défiance envers les institutions en général et l’industrie pharmaceutique en particulier d’une part – la succession de scandales, du sang contaminé au Mediator en passant par les prothèses mammaires n’a pas aidé, il est vrai. Et la haine des élites d’autre part, forcément « vendues » et mues par leur seul intérêt propre. 

Bref, par un dramatique renversement des valeurs, tout discours venant des « sachants » devient suspect justement parce qu’il émane de personnes qualifiées. Politiquement, cela s’appelle du populisme. Factuellement, cela s’appelle du complotisme. L’un se nourrit de l’autre. L’un et l’autre gangrènent la société et le vivre ensemble.