Mes années Act Up

Août 2017 : je découvre enfin « 120 battements par minute », le film dont tout le monde a parlé au festival de Cannes cette année-là. J’en sors bouleversé et j’écris dans le foulée le post de blog ci dessous.

30 Novembre 2020 : France 3 diffuse ce film réalisé par Robin Campillo. L’occasion pour moi, en cette veille de 1er décembre journée mondiale contre le Sida, de republier ce post. Pour rappeler l’histoire d’Act Up. Pour les jeunes de moins de 35 ans en particulier, qui ne savent pas ce que fut le combat d’une association pas comme les autres. Hommage aux militants d’Act Up, à ces hommes et ces femmes qui, pour la plupart, sont morts aujourd’hui.

Depuis trois jours, j’ai à nouveau 30 ans. Depuis trois jours, les souvenirs remontent, les images s’entrechoquent, les émotions se bousculent.

Mercredi, je suis allé voir 120 battements par minute. Ce film qui retrace l’histoire d’Act Up a ravivé ma mémoire, m’a fait replonger au tout début des années 90 – autant dire il y a une éternité. L’époque où il y n’avait pas de téléphones portables, pas de Macintosh, tout juste quelques prémisses d’Internet. Où l’on disait encore « porteur sain », « séroneg », « antirétroviraux ». L’époque d’avant les trithérapies. L’époque où les malades du sida tombaient comme des mouches.

Robin Campillo raconte Act Up avec une justesse remarquable. Tout y est : les « zaps » (action médiatique forte, telle la projection de faux sang sur les murs d’un labo), les réunions houleuses avec les médecins, les interpellations des politiques, les moments de doute et d’euphorie, les prises de bec entre militants, les « RH » (réunions hebdomadaires) du mardi soir rue des Saint-Pères qui commençaient toujours de la même façon : en égrenant les prénoms de ceux qui étaient décédés la semaine précédente. Un, deux, trois, parfois beaucoup plus. Puis, après la revue de presse, certains présentaient les avancées des différentes commissions, d’autres les actions à venir. On claquait des doigts – pour approuver ; on sifflotait – pour contester. Le tout, dans un joyeux bordel où chacun pouvait s’exprimer, les grandes gueules plus souvent qu’à leur tour…

A cette époque donc, j’ai 30 ans. Journaliste Santé au Parisien, j’ai déjà rédigé mes premiers papiers sur ce qu’on appelait au tout début « la maladie des 4 H » (pour homosexuel, hémophile, héroïnomane et Haïtien). En dehors d’Éric Favereau à Libération ou d’Anne-Marie Casteret à L’Évènement du Jeudi, nous n’étions pas si nombreux à évoquer, sans tomber dans le sensationnalisme, cette épidémie nouvelle, mystérieuse, inquiétante.

Je m’y intéressais parce que le sida touchait des populations fragiles, que ses modes de transmission (le sang, le sperme, la salive) engendraient tout un tas de fantasmes, que certains politiques, Jean-Marie Le Pen en tête, stigmatisaient les malades. Bref, parce que cette maladie était celle de ma génération. Que ses enjeux étaient scientifiques, mais aussi politiques, sociétaux, éthiques. Et que je me sentais une forme de responsabilité dans ce combat contre l’obscurantisme et la bêtise.

Pourquoi Act Up m’ont-il contacté moi, reporter au Parisien, « le journal des concierges et des chiens écrasés » comme on disait alors ? Vingt-cinq ans plus tard, je n’ai toujours pas de réponse. Sans doute un peu par opportunisme – en ce temps-là, Libé ne jurait que par l’association Aides et Le Monde se bouchait le nez devant ces pédés hystériques qui insultaient le corps médical. Peut-être aussi avaient-ils lu quelques-uns de mes papiers sans y trouver matière à redire et senti que je partageais une part de leur révolte.

En tout cas, le fait est là. Nous nous sommes rencontrés, le courant est passé immédiatement et nous avons monté des coups ensemble sous la forme d’un « deal » gagnant/gagnant assumé : je t’offre de la visibilité, tu me donnes des exclus.  Voilà pour le côté professionnel.

Mais mon histoire avec Act Up, ce fut avant tout la découverte d’une nouvelle forme d’action menée par des hommes et des femmes en révolte. J’aimais leur intransigeance, leur radicalité, ce mélange unique d’individus et de collectif, de joie et de rage, d’énergie et de désespoir. J’applaudissais leur approche politique (au sens noble) de la santé, leur détermination, leur persévérance. J’admirais leur courage – il en fallait pour affronter le mépris parfois des administratifs, l’hostilité souvent des médecins, la défiance toujours des labos.

lls n’étaient pourtant pas nombreux : 200, 300 les grandes années. Ils n’étaient pas en bonne santé, minés par la maladie, les traitements et leurs redoutables effets secondaires. Ils n’étaient pas tous « présentables » (j’entends par là télégéniques). Mais ils savaient comment fonctionnaient les médias, ils avaient le goût des formules qui claquent et le culot de la jeunesse. Ils étaient 200, mais ils faisaient du bruit comme 20 000.

Mon histoire avec Act Up, ce fut aussi, et peut-être surtout, des rencontres. Gwen Fauchois, son humour, sa rigueur. Clews Vellay, ses provocations, ses fulgurances. Didier Lestrade, ses colères, sa constance. Philippe Meangeot, son intelligence, son rayonnement. Et tant d’autres encore. De belles personnes fortes, singulières – saisissant contraste (ne tombons pas dans l’angélisme) avec quelques autres, emmerdeurs ou abrutis, qui monopolisaient la parole dans ces RH du mardi soir.

Papier après papier, je tentais de concilier l’inconciliable : observateur mais engagé, sympathisant mais pas adhérent, bienveillant mais critique – et toujours journaliste. Pas facile. Surtout quand leur radicalité confinait à la violence inutile et à l’injustice, ce qui arrivait parfois.

Printemps 1994. Clews Vellay, alors président d’Act Up, m’appelle, tout excité : « J’ai rendez-vous demain matin avec Douste (alors à la Santé) à son ministère, et je vais l’obliger à venir après rencontrer des militants chez nous. Tu nous retrouves sur place ? Tu seras le seul journaliste. » Je n’y crois guère, et pourtant Douste-Blazy est bien là le lendemain, seul avec son chef de cabinet face à des militants assez remontés.

Au début, le ton est courtois. Jusqu’à l’intervention du responsable de la commission « Prison » : « Monsieur le ministre, avez-vous connaissance du cas de Bruno X, détenu, malade en phase terminale et que l’administration refuse de libérer avant sa mort ? Que comptez-vous faire ? » Douste-Blazy se tourne vers son chef de cabinet qui esquisse une moue d’impuissance. Gêné, Douste bafouille : « me renseigner », « contacter le directeur », « étudier le dossier » … La réponse tombe, cinglante. « Tu es ministre de la Santé, un malade va crever du sida en prison et tu n’es pas au courant ? Mais tu sers à quoi ? Tu sers à rien en fait. Tu es inutile comme mec. » Sous l’insulte, Douste-Blazy blêmit, se décompose. Je me sens mal pour lui : après tout, il a fait preuve de courage en venant. Mérite-il vraiment cette humiliation ? Quelques minutes après il s’éclipse, non sans promettre d’intervenir, ce qu’il fera d’ailleurs – quelques jours plus tard, quelques jours trop tard.

J’avais 30 ans. À cette époque, des hommes et des femmes révoltés pouvaient rabrouer sauvagement un ministre parce qu’ils étaient malades. C’était le début des années 90. Autant dire une éternité.

En guise de PS : pour ceux qui en voudraient encore, j’ai également écrit un « Je me souviens d’Act Up » en forme d’hommage à George Pérec.