Polémique sur le médicament le plus cher du monde

Deux millions de dollars la dose ! Cela peut sembler hallucinant, mais c’est le prix demandé par Novartis pour son nouveau traitement de l’amyotrophie spinale infantile, une maladie gravissime et mortelle à brève échéance. Un prix tellement stratosphérique que Novartis n’a rien trouvé d’autre que de procéder à un tirage au sort des bébés qui vont en bénéficier. Ethique, pas éthique ? La proposition du laboratoire fait en tout cas débat. Retour sur une polémique qui a provoqué un tollé chez les associations de patients et déclenché une saisine de la commission européenne.

Ce n’est pas la première fois que Novartis fait parler de lui pour des questions d’argent. Il y a deux ans, c’était le Kymriah, facturé 475 000 dollars pour une autre maladie rare, la leucémie lymphoblastique aigüe. Mais avec le Zolgensma à 2 millions, un cran supplémentaire est franchi. Pour sa défense, Novartis rappelle que dans les deux cas, le traitement proposé est extrêmement complexe (manipulation du génome), spécifique (propre à chaque enfant) et efficace à 100% ou presque. Qu’il consiste en une injection, unique et définitive. Et qu’il concerne une toute petite population dont le pronostic vital est engagé à très court terme.

En outre, ajoute le labo, le seul concurrent du Zolgensma, le Spinraza des laboratoires Biogen, est plus cher encore car il doit être administré à vie. Coût estimé sur dix ans : quatre millions de dollars. Encore un peu, et Novartis va nous expliquer qu’à deux millions « seulement »,  la Sécu fait une bonne affaire ! Rappelons que, même rare, cette maladie touche une soixantaine de nouveau-nés chaque année en France. Le calcul est vite fait : à deux millions la dose, cela représenterait une dépense de 100 millions d’euros par an. Soit peu ou prou l’équivalent de 10 000 chimiothérapies.

De toute façon,  Novartis ne pourrait répondre à la demande : il ne dispose que d’une centaine de traitements pour le monde entier d’ici la fin 2020. Pourquoi ? Parce que le processus de fabrication est si sophistiqué (extraction de cellules, modifications génétiques, ré-injection) qu’il est techniquement impossible de l’industrialiser à plus grande échelle, D’où la décision de Novartis de procéder à un tirage au sort. D’où la polémique.

Jamais ce mécanisme n’a été mis en œuvre en France. Mais, beaucoup l’ont oublié, il a été un jour envisagé. Sérieusement même : début 1996, les trithérapies contre le sida débarquent, précédées d’un bouche-à-oreille enthousiaste suscitant l’espoir de nombreux malades. Face à la pénurie annoncée, le gouvernement saisit le Comité d’éthique. Surprise, ce dernier se prononce pour un tirage au sort ! Bronca des associations, recul des pouvoirs publics et mise à disposition sans restriction de ces nouvelles molécules. Depuis, la question ne s’est plus jamais posée.

Novartis se doutait qu’avec une telle annonce, il relancerait le débat et provoquerait la colère des familles. Avant de prendre cette décision, il a donc au préalable créé un comité consultatif « indépendant (qui) s’est attaché aux principes d’équité, des besoins médicaux et d’accessibilité mondiale », précise le labo dans un communiqué de presse. Interrogée par Le Figaro, la porte-parole de Novartis France n’en est pas moins lucide sur les dégâts en termes d’image : « Nous avons pleinement conscience, en prenant une telle initiative, du risque d’être mal compris, d’apparaître comme des opportunistes. Nous aurions aussi pu décider de ne rien faire. »

Au risque de surprendre, je suis d’accord avec le choix de Novartis. Pour paraphraser Churchill à propos de la démocratie, je dirais ceci : la solution de Novartis est la pire solution à l’exception de toutes les autres. Compte tenu du contexte. En l’occurrence, le contexte est celui d’un traitement remarquable, radicalement nouveau, mais qui ne peut être dispensé à la mesure des besoins.

Et c’est toute la différence avec la trithérapie. En 1996, les labos avaient les moyens techniques d’augmenter leur production. Simplement, ils voulaient au préalable obtenir le « bon » prix, et ils se sont appuyés sur les associations pour y parvenir et faire plier le gouvernement. Rien de tel pour le Zolgensma, dont la production est contrainte par son mécanisme d’action même. Il n’existe donc pas de rapport de forces, pas de marge de manœuvre. En outre, et contrairement au VIH, il n’y a pas différents stades de la maladie : soit on a le gène défectueux, et on a 100% de risques d’être atteint, soit on ne l’a pas.

Dans ces conditions, je ne vois pas quels pourraient être les critères susceptibles d’aider le médecin à « choisir » entre ses patients. Dès lors, faute de critère pertinent, le simple fait d’en sélectionner un au détriment d’un autre provoquerait inévitablement de la suspicion : pourquoi celui-là ? Parce qu’il est plus souriant ? Parce que ses parents ont payé ?…

J’irais même plus loin. La randomisation (terme savant et moins anxiogène que tirage au sort !) est à mes yeux la seule solution pour mettre un peu d’éthique dans cette situation insupportable. Je m’explique : en matière de santé, aucune décision n’est totalement neutre – même lorsque des alternatives existent et que rien ne s’impose a priori. D’abord parce que la santé n’est pas un bien rationnel. Ensuite et surtout parce que des biais entrent systématiquement en jeu. Ces biais, non maitrisables, ce sont par exemple la profession, le niveau de revenus, le réseau de relations médicales, l’entourage au sens large. Voire l’environnement socio-culturel. Ils ont beau être invisibles, implicites, ces biais impactent les comportements des soignés. Ils influencent les choix des médecins. Ils conditionnent le mode de prise en charge global. Sans même que nous en ayons conscience.

Prenons le Kymriah, le traitement à 475 000 dollars dont je parlais un peu plus haut : à six ans Emily Whitehead a été l’une des premières à en bénéficier. Elle a raconté son histoire sur son blog. Puis elle a créé une fondation et recueilli des fonds pour la recherche. Tant mieux pour elle qui est guérie. Tant mieux pour Novartis qui en fait la promotion. Mais je ne peux m’empêcher de penser que si Emely n’avait pas eu la chance de naitre dans une famille intello et aisée, cette belle histoire n‘aurait peut-être pas eu lieu. Voilà pourquoi la seule façon de choisir, c’est de ne pas choisir et de s’en remettre au hasard. C’est éthique. Insupportable, mais éthique.