Urgences : le cinglant rapport de la Cour des Comptes

J’ai toujours aimé lire les rapports annuels de la Cour des Comptes – chacun ses passe-temps après tout. Parce qu’ils sont factuels, précis, sans parti-pris. Parce qu’au-delà des constats, ils reviennent, dans la durée, sur leurs recommandations précédentes et qu’ils font des propositions réalistes. Et parce que leurs textes sont denses, sans « gras » inutile. Bref, on me permettra ce mauvais jeu de mots : à la Cour des Comptes, on ne s’en laisse pas conter. La preuve avec l’édition 2019 qui s’intéresse aux urgences et qui, en vingt pages et pas une de plus, dresse un état des lieux « sévère mais juste », pour reprendre une formule habituellement réservée aux profs.

Quelques chiffres d’abord, pour bien mesurer l’ampleur du phénomène : les urgences, ce sont plus de 21 millions de passages en une année (chiffres 2016) ; un coût supérieur à 3 milliards d’euros et une activité qui ne cesse d’augmenter : + 3,6% par an, + 15% en six ans. Et tandis que l’activité augmente, l’offre, elle, diminue. Plus précisément, de très nombreux postes restent vacants (25% des Temps Plein notamment), ce qui conduit à un recours massif à l’intérim, comme en Ile-de-France où il a augmenté de 60% en trois ans. Avec des coûts vertigineux : 1 300 euros nets pour une journée, 2 000 euros nets pour 24 heures, soit 4 500 euros bruts par jour et par poste !

On ne s’étonnera donc pas que les délais d’attente aux urgences s’allongent de façon constante. En région parisienne, la médiane (50% au-dessus, 50% au-dessous) est à 2H40, avec des pointes à 8 heures et plus pour un patient sur 10. A Marseille la médiane est à 4 heures, et à 5 heures au CHU de Nancy. Mieux vaut donc s’armer de patience… Autant dire que « le système actuel est à bout de souffle » pour reprendre les propres termes de la Cour des Comptes. Et ce ne sont pas les quelques progrès constatés en matière (80% des services ont une infirmière qui fait un premier tri) qui vont résoudre le problème numéro 1 des urgences, à savoir que « 20% des patients ne devraient pas fréquenter » ces établissements.

Mais comment faire ? Comment résoudre des difficultés d’ordre structurel ? Et, d’un point de vue rationnel, par où commencer ? La Cour des Comptes le souligne sans ambages : en France, personne n’est en mesure de dire précisément combien coûte un passage aux urgences. Personne ne sait non plus qui appeler en premier : le 15 ? Le 17 ? Le 18 ? Le 116 117 ? Le bon sens voudrait qu’il y ait un numéro unique mais voilà : les structures comme SOS Médecins s’y opposent, craignant de perdre leur clientèle.

Le bon sens voudrait aussi que les patients puissent passer par des maisons médicales de garde (443 sur le territoire) ou des maisons de santé pluridisciplinaires (900 déjà ouvertes). Mais voilà : celles-ci sont fermées la nuit et/ou le week-end. Le bon sens voudrait que les médecins de ville fassent davantage d’efforts et qu’ils se regroupent en coopérative, comme cela se fait aux Pays-Bas et avec un succès indiscutable (accès direct aux services d’urgences divisé par deux). Mais voilà : ils exigent au préalable d’importantes contreparties financières.

Dans ces conditions, on voit mal comment on pourrait améliorer rapidement, durablement et efficacement la situation. La Cour des Comptes suggère néanmoins deux pistes de travail qui méritent qu’on s’y arrête. La première concerne les passages dits « fréquents » (3 fois par an ou plus, surtout des personnes âgées) et elle repose sur des filières d’admission directe : au CHU de Nancy par exemple, un médecin traitant peut faire hospitaliser tout patient de 75 ans et plus atteint de polypathologies sans passer par la case Urgences.

La seconde piste relève du fonctionnement interne à l’hôpital et de ce qu’on appelle « la délégation de tâches ». Car il serait temps, note fort justement la Cour des Comptes, qu’une infirmière puisse dispenser des antalgiques ; prescrire une radiographie ; orienter sans attendre vers un service de traumatologie ; voire « poser un dispositif d’immobilisation » après diagnostic du praticien. Bref, il serait temps d’élargir leur champ de compétence et de réserver aux médecins les actes « purement » médicaux. Un peu de pédagogie serait sans doute nécessaire pour faire passer la pilule auprès des professionnels – toujours chatouilleux quand il s’agit de leurs prérogatives – mais je fais le pari qu’au final ils en seront satisfaits !

Dernier lièvre, et non des moindres, soulevé par la Cour des Comptes : « les effets pervers du dispositif actuel ». Prenons l’exemple de l’hôpital pédiatrique Robert Debré à Paris. Celui-ci a signé une convention fort originale avec le centre médical Europe. Ouvert de 19H à minuit la semaine et de 9 heures à minuit le week-end avec deux boxes situés à proximité du service, ce centre prend en charge les cas les moins graves envoyés par l’hôpital. Résultat : 12 000 passages évités aux urgences chaque année, sur un total de 91 000.

Excellente initiative direz-vous ! Oui, sauf que… En pratique, l’hôpital est rémunéré au forfait, – forfait sur-financé pour les cas légers et sous-financé pour les cas lourds. Concrètement donc, avec ce système l’hôpital touche moins d’argent tout en continuant à prendre en charge les situations les plus graves, les plus complexes, les moins rentables en quelque sorte. Robert-Debré a fait ses comptes : 20 000 passages en moins, c’est potentiellement 2,3 millions d’euros de moins en dotation. Cherchez l’erreur.

Interrogé par la Cour des Comptes, le ministère de la Santé a fait une longue réponse, argumentée et étayée (près de quatre pages). D’où il ressort qu’en alternative aux services d’urgence, des hôpitaux de proximité seront redéployés d’ici à… 2022. Quant aux délégations de tâches pour les infirmières, « cette question pourra être abordée dans le cadre du chantier de la réforme du droit des autorisations de médecine d’urgence en concertation avec les acteurs et à l’écoute de leurs besoins et propositions » (sic). Bref, on se hâte lentement. C’est vrai quoi au fond il n’y a pas urgence…