Quand Philippe Lançon rend hommage à l’hôpital

Voilà des mois que j’ai envie de vous parler de ce livre, « Le lambeau » de Philippe Lançon. J’avais été bouleversé en le lisant mais je n’osais l’aborder dans ce blog, n’étant pas sûr de savoir ce que je voulais en dire – impressionné aussi, sans doute, devant une œuvre d’une telle puissance. L’actualité littéraire aura eu raison de mes hésitations : couronné cette semaine par le prix Femina et par le prix Renaudot (mention spéciale), Le lambeau a bien sa place dans un blog consacré à la santé sous tous ses aspects. Pour sa thématique et ses qualités littéraires bien sûr, indéniables – et je ne reviendrai pas ici sur la décision affligeante des jurés du Goncourt : l’écarter de la liste des nominés au motif qu’il s’agirait d’un récit et non d’un roman.

Mais surtout, il a sa place parce que Le lambeau raconte le meilleur de la médecine. Et, plus précisément, parce qu’il raconte la médecine pratiquée en France dans ce qu’elle peut avoir de meilleur parfois : remarquable sur le plan technique, admirable sur le plan humain,  impressionnant sur le plan logistique. Il ne manque rien et jamais, à ma connaissance, quelqu’un n’avait ainsi raconté de l’intérieur le monde de l’hôpital. En évoquant d’abord ceux qui y travaillent jour et nuit et qui prennent si bien soin des malades en dépit de toutes les contraintes qu’ils subissent au quotidien – manque de temps, manque de moyens, manque de reconnaissance et j’en passe.

Parmi ces anonymes, donc, il y a Corinne, la kiné « d’une douceur d’ange » qui a eu elle-aussi le bas du visage détruit. Linda, l’aide-soignante, et sa « bienveillance martiale ». Bill le brancardier, Hossein le chirurgien d’origine iranienne, « la marquise des langes », son infirmière préférée, la plus chevronnée qui refait ses pansements « avec dextérité, minutie et virtuosité ».  Et tant d’autres : « Des gens souvent héroïques, travaillant avec un matériel fatigué qui paraît les renvoyer à leurs maigres salaires, à leurs efforts par vocation, à leurs douleurs masquées et au fait que tout le monde ici, patients et soignants, paraît coûter trop cher à une société dont l’unique pensée de derrière semble être de réduire l’imagination, l’attention et les frais ».

Pour autant, Philippe Lançon ne verse jamais dans l’ingénuité ou l’admiration béate. Des malades insupportables, ça existe – un imbécile jette un gobelet par terre et un « Ramasse ! » à un soignant. Des personnels paramédicaux malveillants aussi – une cadre de santé vire la « marquise des langes » de son étage parce qu’elle ne la supporte pas. Des médecins insensibles également– à un Philippe Lançon déçu par la première intervention, le Dr Mendelssohn rétorque  : « Ben quoi ? Vous avez un menton non ? Vous n’en aviez plus : c’est mieux que rien ».

Je pourrais multiplier les citations, elles ne rendraient pas justice à la richesse du regard de Philippe Lançon. D’autant que s’il raconte le meilleur de la médecine, c’est peut-être aussi parce qu’il incarne le meilleur du patient : gentil mais pas obséquieux, curieux mais pas indiscret, coopératif mais pas tyrannique, compliant mais pas passif. Au point que Chloé, sa chirurgienne, lui dit un jour : « Ça n’est jamais arrivé ici, dans ce service, ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c’est pourquoi vous allez devoir partir ».

Ah ! Chloé… Le portrait qu’en dresse Philippe Lançon est saisissant. « Elle connaissait sa valeur et n’était pas économe de son mépris. Elle connaissait sa folie et n’était pas économe de sa raison. Elle connaissait sa dureté et n’était pas économe de sa tendresse – à certaines heures, en tout cas, et sans témoins. Elle avait donné sa vie à la chirurgie mais sans le proclamer. » Pratiquant une chirurgie de pointe, « mélange unique de technique, d’art et d’improvisation », « la fée imparfaite » comme la surnomme Philippe Lançon impressionne page après page. Réfléchissant tel un joueur d’échec qui aurait toujours un coup d’avance sur l’adversaire, construisant sa stratégie réparatrice au fil des jours dans un alliage singulier d’exigence et d’humilité, Chloé force l’admiration. L’écrivain lui envoie parfois quelques mails acerbes ou provocateurs ? La relation qui unit Philippe Lançon à « sa » chirurgienne et Chloé à « son » patient n’en est que plus belle.

J’aimerais raconter aussi dans ce post de blog l’organisation sans faille que nécessite une telle prise en charge. Sa complexité inouïe, sa capacité d’adaptation, sa générosité sans limites. Mais je préfère m’arrêter là et m’adresser à tous ceux qui, aujourd’hui, conspuent l’hôpital, à ceux dénoncent un système de santé « pourri », à ceux qui le trouvent trop coûteux. A tous, je leur dis : lisez donc le livre de Philippe Lançon et vous réaliserez à quel point nous sommes bien soignés en France.