Agnès Buzyn a-t-elle cédé au lobby médical ?

 

J’annonçais dans mon post précédent que les pharmaciens pourraient bientôt délivrer des médicaments sur ordonnance sans ordonnance. Je n’imaginais pas que l’amendement en question allait être retoqué 24 heures plus tard. La députée Delphine Bagarry qui l’avait déposé ne l’imaginait pas non plus d’ailleurs, tant les choses semblaient déjà réglées : approuvé par la Commission des Affaires Sociales, soutenu par son président Olivier Véran, cet amendement avait été validé à titre expérimental par la ministre de la Santé. Bref, tout le monde était d’accord.

Patatras ! Dans la nuit de vendredi à samedi, l’amendement a été rejeté « après un recompte des voix à main levée ». Que s’est-il passé pour que cette piste soit finalement abandonnée ? Réponse : Agnès Buzyn a changé d’avis ! Sans que personne ne soit en mesure d’expliquer pourquoi, la ministre a préféré faire un pas en arrière – alors même que, quelques jours plus tôt, elle proclamait qu’il « était dans l’intérêt des patients de faciliter la délivrance de certains médicaments par les pharmaciens ». Une « intervention déconcertante » (la formule est de Delphine Bagarry) que le ministère n’a pas souhaité expliciter davantage, sinon en précisant qu’il y a eu « beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux ».

Incompréhensible, un tel revirement attire évidemment les soupçons : à qui Agnès Buzyn a-t-elle cédé ? Cette question renvoie à la polémique récurrente sur le poids des lobbys en France, en particulier dans le domaine de la santé. J’ai eu dans un post de blog récent l’occasion de dire ce que je pensais des lobbys. Je n’y reviendrai pas ici, sinon pour rappeler que les lobbys ont toujours existé, qu’ils soient professionnels (généralistes, urgentistes…), économiques (homéopathes, ostéopathes etc.) ou institutionnels (hôpitaux, cliniques). Rappeler aussi que les associations de patients font parfois pression sur les pouvoirs publics, et que cela ne choque personne. Ajouter enfin que le véritable enjeu est moins le pouvoir des lobbys que le contre-pouvoir indispensable de l’État face à ces mêmes lobbys.

En l’occurrence, Agnès Buzyn a-t-elle renoncé pour des raisons politiques ? Sans doute. La fronde prévisible des syndicats de médecins a dû inquiéter la ministre et le moment était mal venu pour agiter le chiffon rouge. Pour autant, a-t-elle été « achetée » par le lobby médical ? Quitte à passer pour un naïf, je ne le pense pas. Ou, plus exactement, l’hypothèse que je fais est qu’il n’y a pas eu besoin de la pousser beaucoup ! Médecin elle-même, la ministre de la Santé est sans doute victime de sa conviction – partagée par nombre de ses confrères – qu’au fond, les médecins restent les plus légitimes dès qu’il s’agit de médicament.

C’est ainsi. Les qualités d’Agnès Buzyn, indéniables et rares, peuvent aussi parfois s’apparenter à des défauts – en l’espèce, une vision d’experte, de l’intérieur mais d’en haut. On le voit d’ailleurs avec le plan Santé 2022 : s’il minore l’importance du personnel paramédical (infirmiers, kinés, opticiens et autres) dans la santé de demain, c’est avant tout parce qu’Agnès Buzyn « médicalise » le soin sans même s’en rendre compte. S’il fait la part belle aux hospitaliers au détriment des établissements privés, c’est aussi parce qu’elle a longtemps travaillé dans un CHU. Et s’il néglige quelque peu la prévention, c’est parce qu’en France, un médecin est plus formé à guérir ses patients qu’à améliorer leur santé.

Bref, pour en revenir à cette histoire de prescription, je ne crois pas à une corruption généralisée et encore moins à une imaginaire mainmise des labos (cyniques), des experts (achetés) et des médias (à leur solde) sur notre système de santé. En revanche, je déplore une certaine facilité de pensée qui consiste à croire qu’en dehors de « moi » (j’entends par là moi comme politique, médecin, spécialiste…) point de salut ! Car de la facilité à la paresse intellectuelle il n’y a pas loin. Et sans vouloir faire de procès d’intention à quiconque, c’est bien cette paresse qui explique la frilosité de nos décideurs, accrochés à leurs habitudes et paralysés à l’idée d’abandonner tout ou partie de leurs prérogatives.

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