Alzheimer vu de l’intérieur


Jamais une personne atteinte d’Alzheimer n’avait raconté sa maladie ainsi. Décrit de l’intérieur l’apparition des premiers signes, les tentatives parfois maladroites pour cacher son évolution lente mais inéluctable, les réactions des proches – pas toujours agréables d’ailleurs. Â 79 ans, Eveleen sait que le temps est compté : diagnostiquée en 2013, elle a décidé de se confier à Jacqueline Rémy plusieurs mois durant et d’en faire un livre (*), alternant récits du quotidien, souvenirs touchants, réflexions générales et ressenti personnel. Avec ses mots à elle, poignants : « Il n’y a pas de symptômes physiques. Cela ne se voit pas. C’est comme un déraillement mais on est conscient. On est soi et une autre. Cela ressemble à un dédoublement de la personnalité. Et cet autre, il faut le rencontrer, l’apprivoiser. C’est un enfant adopté. »
Je n’aurais peut-être pas ouvert ce livre si mon amie Jacqueline Rémy ne m’avait raconté – sans entrer dans les détails – cette aventure au long cours. Et j’aurais eu bien tort. Car Eveleen se livre avec courage, avec dignité aussi, sans jamais nier la souffrance qu’elle « dissimule comme elle peut » face à un mal qu’elle ne veut pas nommer, préférant se dire « du côté d’Aloïs » (prénom d’Alzheimer, le premier médecin à avoir identifié cette pathologie).
Et, de fait, il faut un sacré courage pour affronter cette déchéance psychique insidieuse. Affronter la suspicion de son amie Aileen dont le mari est mort d’Alzheimer et qui la trouve trop en forme pour être malade. Les récriminations du pharmacien quand elle oublie son ordonnance. Ou le coup de téléphone de son ophtalmo, furieux à cause d’un chèque refusé par la banque et qui lui balance « Vous allez venir à mon cabinet, vous me paierez en espèces ». Tout ça parce qu’Eveleen a fait opposition la veille après s’être fait voler tous ses papiers dans un bus. Un vol ressenti comme « un viol » et qui la laisse désemparée, littéralement perdue dans son appartement et habitée par la peur, nouvelle, de sortir dehors toute seule.
« A la fois lucide et terrassée par cette lucidité », Eveleen n’ignore rien des facilités dont elle bénéficie dans la vie quotidienne : une relative aisance financière, un ex-mari attentif, un fils proche géographiquement et affectivement, un suivi médical complet (orthophoniste, cardiologue, psy, généraliste). Sans parler de l’art-thérapie qui la maintient dans le monde réel et lui permet de poursuivre, d’une façon différente, sa carrière de peintre commencée à la cinquantaine. Mais peut-être est-ce justement ce confort matériel, toutes ces facilités qui rendent la situation plus insupportable. Eveleen a eu une vie bien remplie – amie de Wladimir Kosma et de Jean-Louis Bory, informatrice de son mari journaliste à l’AFP (notamment comme manifestante en mai 68 !), directrice d’une agence de communication, enseignante, artiste et j’en passe. Mais elle pourrait faire tant de choses encore, s’il n’y avait ce satané mal qui la ronge jour après jour.
Ce témoignage est d’autant plus saisissant que Jacqueline Rémy rend compte avec délicatesse, empathie et talent de cette mémoire défaillante qui saute du coq à l’âne, se perd dans les détails, se retrouve et se reperd encore. Eveleen peut bien demander pour la énième fois à Jacqueline son prénom, elle n’est pas dupe : « Je n’oublie pas que j’oublie ». Car c’est exactement ça la maladie d’Alzheimer : non pas un retour à l’enfance comme on le dit trop souvent, mais un retour à … rien du tout. Dit par Eveleen en anglais, la langue de sa mère, cela donne : « in the middle of nowhere » (au milieu de nulle part). Des mots terribles. Mais si vrais.
(*) : Mes pensées sont des papillons par Eveleen Valadon avec Jacqueline Rémy. Ed Kero, 194 pages, 16,50 €