Santé : quel est le prix d’une vie ?

 Je souhaiterais revenir sur la dernière phrase de mon post précédent, à savoir : quel est le prix d’une vie ? La réponse est bien évidemment impossible à trancher, tant elle est à la fois sociétale, personnelle voire intime. Posons la question autrement, étant entendu que le prix d’une vie n’est pas dissociable du coût d’une mort – mais j’y reviendrai plus tard. Et donc posons la question : la vie d’un enfant « vaut-elle » 475 000 dollars ? Ceux qui ont lu mon post précédent l’auront deviné. Spontanément, ma réponse est négative. J’entends déjà certains rétorquer que « si c’était votre enfant à vous, vous ne diriez pas cela ». Et de fait, en tant qu’individu je ferais tout mon possible pour qu’il ait accès à un traitement, fût-il inabordable. Je me battrais, peut-être même alerterais-je les médias. Pour autant, sur le plan collectif je ne saurais le cautionner. D’une certaine façon, il en va de même pour la peine de mort : je pourrais avoir envie de tuer celui qui s’attaquerait à mes enfants, et en même temps je m’y opposerai en tant que citoyen. C’est là toute la différence entre l’intérêt particulier et l’intérêt général. En Grande-Bretagne, les pouvoirs publics ont répondu une bonne fois pour toutes à cette question délicate : c’est non ! Plus précisément, les autorités sanitaires ont décidé de ne plus rembourser de traitement supérieur à 30 000 livres dans l’année et ce, quelle que soit la maladie et le malade – et encore : il ne doit pas seulement repousser l’échéance mortelle, il doit aussi améliorer « significativement » la qualité de vie. Une telle attitude est impensable en France, où le principe fondamental, le dogme, est celui de l’accès aux soins pour tous. Ce fut le cas en 1995 au moment de l’arrivée des trithérapies pour soigner le sida : l’idée même d’un « tirage au sort », pourtant validée par le Comité national d’éthique, se heurta à la bronca des associations et le gouvernement de l’époque fit rapidement machine arrière. Plus près de nous, le coût faramineux du sofosbuvir commercialisé par Gilead dans le traitement de l’hépatite C (41 000, puis 28 000 euros après le bras de fer avec le ministère de la Santé) n’a jamais été, officiellement en tout cas, un frein à la prise en charge des malades dans l’Hexagone. Pour autant, cette course folle au « toujours plus cher » devra bien s’arrêter un jour ou l’autre. Reste à savoir jusqu’où. Pourquoi ne pas prendre comme base de réflexion l’approche inverse : non pas « combien vaut une vie ? » (pour une personne), mais « combien coûte un décès ? » (pour la société). Car en définitive, c’est peut-être la seule façon d’aborder un tel enjeu sans tomber dans l’irrationnel ou l’échange de considérations générales. Et tant pis si les quelques lignes qui suivent choquent ou même scandalisent certains d’entre vous, j’assume. Ma proposition s’inspire d’une remarque que me fit un jour un économiste de la santé à propos de la consommation de tabac : « Le tabac est rentable, dans la mesure où il provoque des décès tôt, vers la soixantaine. Qui plus est assez vite, ce qui diminue d’autant les dépenses de santé. » Autrement dit, de façon plus crue encore, il y aurait en quelque sorte une échelle de « rentabilité » globale de la mort. Avec à un bout, le cadre sup qui a cotisé toute sa vie pour la retraite mais qui n’en profite pas. Et à l’autre bout, l’étudiant handicapé à vie après un accident de la route, sur qui la société a beaucoup investi depuis sa naissance mais sans « retour sur investissement ». Je mesure bien ce qu’il peut y avoir de cynique dans un tel raisonnement. D’autres y verront des calculs sordides, voire scandaleux. Cette démarche a néanmoins un mérite : rappeler que si le coût de la prévention est élevé, il est largement compensé par des économies générées sur le long terme. Et que le prix d’une vie dépend des critères qu’on lui oppose. Cela ne répare en rien la douleur inouïe de la perte d’un être cher, j’en suis conscient. Cela ne répond pas davantage à des interrogations métaphysiques. Mais cela permet au moins d’entamer un débat qui engage la société tout entière, et qu’il faudra bien avoir le courage d’aborder un jour.