Maternités : la croisade démagogique d’Elise Lucet

Je ne regarde pas « Envoyé Spécial » mais connaissant la réputation d’Élise Lucet, sa pugnacité et son côté « redresseuse de torts », j’étais impatient de découvrir son enquête sur les maternités diffusée jeudi dernier. Et je n’ai pas été déçu… Pas déçu non, mais sidéré par la tonalité générale de son travail : un mélange de témoignages et de préjugés qui, sous couvert de dénoncer un scandale sanitaire, participe à la déconsidération générale de l’hôpital et des soignants.

Dès les premières secondes de l’émission, le ton est donné. La maternité du Blanc dans l’Indre a fermé en octobre dernier ? « La raison officielle , c’est une meilleure sécurité des patientes et de leurs bébés. Mais les opposants sont persuadés que c’est pour faire des économies » lance la journaliste, le ton grave et l’indignation frémissante. C’est le pot de terre contre le pot de fer. Les vrais gens contre les décideurs. Les usagers victimes contre l’administration aveugle. Le bon sens populaire contre la justification réglementaire. On se demande bien de quel côté penche Élise Lucet…

Cette rhétorique parcourt l’émission du début à la fin. Tel un fil rouge, on l’entend quatre, cinq, six fois. Dans la bouche d’un journaliste (« Les pouvoirs publics disent que la maternité est dangereuse, mais n’est-ce pas plutôt une question d’argent ? »). Dans celle d’un médecin (« On prend le risque de tuer des enfants »). Dans celle d’une habitante (« On sait que c’est un problème financier mais ils ne peuvent pas le dire à des citoyens qui payent des impôts »). Répétée comme une antienne, elle finit par distiller le terrible poison du doute. Tremblez futures mamans, l’État vous a abandonnées ! « on » nous ment, « on » nous manipule, « on » nous met en danger. Difficile de ne pas céder à un tel parti-pris dramatique et anxiogène. Surtout lorsqu’il se répète de reportage en reportage au fil de l’émission.

« Des gémissements de douleur au cœur de la nuit ». C’est avec ces mots que s’ouvre en voix off le premier d’entre eux. Sur une petite route de campagne, la neige tombe, l’ambiance est blafarde et la musique angoissante. Les futurs parents qui se filment dans leur voiture arriveront-ils à temps à la maternité ? « Cette vidéo résonne comme un message d’alerte » prévient le journaliste.

Sauf que le bébé ne naitra pas ce soir-là.

« Candice a bien failli ne jamais voir le jour ». C’est avec ces mots que s’ouvre en voix off le deuxième reportage. On apprend que les parents « ne sont pas passés loin d’un drame » car l’enfant est né dans une ambulance au bord de la route, cordon ombilical autour du cou.

Sauf qu’aujourd’hui, Candice va bien et ne souffre d’aucune séquelle.

Quant au troisième reportage, consacré à la maternité du Blanc, il multiplie les approximations, les procès d’intention voire les erreurs d’analyse. Des exemples ? Le journaliste pointe avec insistance les deux millions d’euros de déficit de la maternité – preuve à ses yeux que l’enjeu est uniquement financier. Mais la réalité, c’est que la quasi-totalité des établissements sont en déficit chronique : 51 millions pour les hôpitaux de Marseille, 16 millions au CHU de Nice, 12 au CHU de Limoges. A ma connaissance, aucun d’entre eux n’a jamais été menacé de fermeture pour autant.

Un autre exemple ? Envoyé Spécial cite une étude sur 6 500 accouchements inopinés en France, démontrant que le risque d’un enfant mort-né est multiplié par trois en cas d’accouchement hors maternité. « C’est effrayant » s’alarme le journaliste. Ce même journaliste sait-il que les risques sont encore plus élevés lorsque le personnel médical et paramédical d’une maternité est incomplet, parfois même absent ?

C’est justement le cas de la maternité du Blanc. Dépêchés sur place, les quatre experts missionnés l’automne dernier ont rendu un constat accablant : « dysfonctionnements mettant gravement en jeu la sécurité des patients, « effectifs insuffisants » et même… « culture {…} de ne pas déranger les médecins la nuit » – en l’occurrence, certains d’entre eux éteignaient carrément leur téléphone portable pour ne pas être appelés durant leurs heures de garde ! On a connu maternité plus « sécure »…

Dernier exemple : « Les opposants contestent l’audit et relèvent une contradiction. Document à l’appui » affirme le journaliste, brandissant le rapport d’accréditation de HAS (Haute Autorité de Santé) rédigé en 2016. Les habitants du Blanc y voient la preuve que leur maternité est sûre. Et que l’audit accablant réalisé en 2018 a été délibérément truqué. Or, le rapport d’accréditation le précise bien : il « n’a pas vocation à analyser spécifiquement chaque secteur d’activités ». Autrement dit, la HAS vérifie que les process sont formalisés, pas s’ils sont effectivement respectés au jour le jour et partout. Et cela, le reporter se garde de l’expliquer. Ignorance, incompétence, mauvaise foi ? Je n’en sais rien. Mais l’ancien journaliste que je suis ne cautionne pas cette approche, qui confond carte de presse et brevet de militantisme.

Le meilleur reste à venir : enceinte de huit mois et demi, Héloïse « s’entraine régulièrement à faire le trajet avec un chronomètre » (sic) dans la voiture, en prévision de son futur accouchement. « Au fil des kilomètres, l’angoisse monte » glisse le journaliste, toujours léger… Elle monte d’ailleurs tellement que le mari roule à 70kms/h sur une route limitée à 50 ! Et cette mise en danger hallucinante ne semble pas gêner le reporter qui les accompagne. Comme si, pour démontrer un risque éventuel, il fallait que trois personnes – dont une femme enceinte – prennent un risque réel de causer un accident mortel. Curieuse conception du journalisme, de la déontologie. Et de la notion de danger.

Au fond, cela pourrait prêter à sourire s’il ne s’agissait de santé publique. Or, tout au long de l’émission, celle-ci est allègrement pilonnée.  Ainsi, face à Agnès Buzyn Élise Lucet continue de piétiner la réalité. Les ambulances mises à disposition des futures mamans ? « Sur le terrain, on nous dit que ça ne marche pas ». Les gardes de médecins non pourvues ? « Sur le terrain, on nous dit qu’elles sont assurées ». La décision de fermeture prise pour des raisons sanitaires ? « Sur le terrain, on nous dit que ce sont des raisons économiques ». Et Élise Lucet d’ajouter, sûre de son fait : « Voilà ce qu’on nous dit sur le terrain. On a le sentiment que vous n’écoutez pas. »

J’ai regardé le reportage, écouté ce qui se dit « sur le terrain ». Quand une femme balance « On a la haine. On ne nous écoute pas. On a honte d’être français », faut-il vraiment la suivre et rouvrir sa maternité au mépris de la sécurité ? « Le terrain », comme dit Élise Lucet, c’est le ressenti individuel. Ce n’est pas la vérité en soi. A vouloir à tout prix dénoncer des scandales qui n’en sont pas, la journaliste se trompe de combat. En alimentant la paranoïa qui nourrit le pays, elle tombe dans la démagogie. Le plus grave, c’est qu’Élise Lucet est sans doute sincèrement convaincue qu’elle œuvre pour les citoyens et pour l’intérêt général.