Dépendance: « cette rencontre avec l’autre qui m’aide »


C’est un moment d’émotion fort qu’ont vécu les participants de la 3ème édition du « Futur de la santé » ce week-end au théâtre de l’Odéon à Paris. Pour mémoire, le principe de cette journée organisée par Agnès Soubrier de l’association S3Odéon est simple : convier une trentaine de spécialistes à raconter la santé de demain en 7 minutes chrono – des scientifiques de très haut niveau tels qu’Agid, Bach, Chneiweiss, Dehaene, Delfraissy, Fischer, Sicard et bien d’autres.
Et puis, en fin de matinée et entre deux experts, Anne-Lyse Chabert est arrivée sur scène. Chercheuse en philosophie, atteinte d’une grave maladie neurodégénérative depuis l’âge de dix ans, elle était accompagnée de Swati Perrot lu, une étudiante en pharmacie qui l’aide au quotidien. Anne-Lyse a prononcé – difficilement – les premières lignes de son texte. Swati a pris le relai et lu le reste de son témoignage.
Quand elle eut fini, le public, debout, les a longuement applaudies. Touché par l’intelligence, la sensibilité et la singularité de ce qu’Anne-Lyse avait écrit, je lui ai demandé l’autorisation d’en reproduire ici quelques extraits. Elle a immédiatement accepté, et je l’en remercie. Puissent-ils changer, même légèrement, le regard que nous portons, individuellement et collectivement, sur les relations aidant/aidé.
« C’est fou comme la variation d’une seule lettre dans l’ADN suffit à bouleverser puis à infléchir à ce point le cours de bien des existences. J’ai marché, j’ai fait du vélo, je jouais du piano ; bref, les mêmes activités que tous les enfants, et puis mon corps a commencé à oublier ces mouvements. (…)
Je ne suis donc pas née avec l’évidence qu’une aide à m’apporter me serait nécessaire, même si, au fil du temps, mes dépendances n’ont cessé de s’accroître, sur des plans aussi variés que tragiques, tels ceux de la déambulation, de la précision du geste et de la communication par exemple.
Des aides de toutes sortes se sont donc multipliées avec le temps. Il y a d’abord eu l’aide de ma famille, puis celle de mes camarades de classe, de mes amis. Plus récemment, c’est une aide plus médicale et plus professionnelle qui est venue à moi. Quand vous dépendez à ce point des gestes, de la bienveillance et de la compétence de l’autre, vous ne pouvez pas vous endormir dans l’insouciance.
J’ai grandi dans l’adoption inconsciente de ce paradigme collectif où l’aide dont on a besoin, c’est une sorte de crédit qu’on demande à l’autre de vous accorder, comme ça, gratuitement. Dans ce paradigme, l’aidé est l’éternel débiteur de l’aidant : il dépouille ce dernier d’un temps et d’une énergie que l’aidant aurait pu mettre à son propre service, sans être capable de rien lui donner en retour.
Je réfléchissais mal : cela, je l’apprends au fil des expériences de la vie. L’aide qu’on me donne, et si c’était à moi de la rendre plus légère, de renverser nos gravités les plus ancrées ? À moi de ne plus me concentrer sur la signification que déploie ma dépendance (…) Et à l’autre de me redonner une égale dignité en reconnaissant toute ma capacité à lui apporter ce qu’il ignore encore (…)
Une fois que vous comprenez cela, l’aide vient à vous avec tellement plus de grâce, tellement plus de fluidité. Cette rencontre avec l’autre qui m’aide, c’est alors un peu comme une fête toujours renouvelée. Certes nous sommes différents, mais c’est justement cet écart qui nous réunit, car j’ai besoin de l’aide que toi, l’aidant, tu peux m’apporter. Et si tu regardes bien, du fait de ton simple mouvement vers moi, tu t’apercevras que je peux t’apporter aussi ; sur d’autres plans certes, mais je peux t’apporter aussi.
Si j’ai dit merci comme un aveu de ma position de « redevable », aujourd’hui je choisis – quand je peux – de dire « merci » pour affirmer ma joie dans notre rencontre : tu as été là pour m’aider à franchir ce pas que la vie ne me donnait pas les moyens de réaliser toute seule. J’ai alors le choix d’en être heureuse ou pas, et je le suis. Une seule condition : que l’autre qui m’aide ne me ravale pas à un destin passif qui me retire d’emblée ma co-responsabilité dans notre relation. »