J’ai été conseiller ministériel !


Samedi, 15H30, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Nancy.
Nous sommes sept autour de la table. Personne ne se connait, nous savons juste que nous allons rejouer une RIM (réunion interministérielle) qui s’est tenue il y a quelques années.
Agnès Buzyn prend la parole : « Une RIM est un moment essentiel de la vie d’un gouvernement. C’est là que se préparent les futurs lois ou décrets. Les cabinets des différents ministères concernés y défendent leurs points de vue, parfois avec vigueur. Dans cet atelier, vous allez tous prendre la place d’un de ces conseillers ministériels. A vous d’être le plus convaincant possible … »
Puis elle distribue les rôles. L’un de nous, Gérard, est désigné comme conseiller du Premier Ministre (le « PM » en jargon politique) et les six autres représenteront chacun un ministère : la Santé, l’Agriculture, l’Industrie, l’Outre-Mer, Bercy, la Jeunesse et les Sports. Je réclame celui de la Santé, les autres se répartissent au hasard les postes et les fiches correspondantes contenant quelques indications minimales de positionnement et d’argumentaire.
Sujet de la réunion : instauration d’une taxe sur les sodas contenant trop de sucre. Enjeu : décider si le gouvernement doit proposer une loi en ce sens, et si oui avec quelles modalités. Durée prévue : quarante minutes. Déroulé : prise de parole à tour de rôle des six ministères, puis synthèse effectuée par Gérard. Conclusions envisagées : accord par consensus, vote à main levée ou décision solitaire du conseiller du PM qui lui rendra compte par la suite.
Le dit-conseiller me donne la parole en premier car, reconnait-il, « c’est vous qui connaissez le mieux ce sujet ». J’attaque en citant quelques chiffres (toutes les références sont en lien sur ces chiffres). Aujourd’hui, la moitié des Français sont en surpoids. 17% sont obèses. Soit deux fois plus qu’il y a 20 ans, et même quatre fois plus chez les 18-24 ans, avec un coût de 9,5 milliards – 20 milliards pour les coûts indirects. Le diabète, lui, a littéralement explosé, avec 5 millions de patients,10 milliards d’euros de dépenses annuelles et des conséquences graves. C’est par exemple la 1ère cause d’amputation des membres inférieurs dans notre pays.
Je rappelle aussi que ces deux « maladies de civilisation » sont pour une part évitables, souvent liées à un excès de consommation de sucre, et que les sodas y sont pour beaucoup. Une canette de Coca égale 35 grammes de sucre, huit morceaux en quelques gorgées !
La décision s’impose, ajouté-je en conclusion : il est urgent d’instaurer cette taxe et de lancer une campagne de sensibilisation vers le grand public. En termes d’image d’homme politique responsable, le PM a tout à y gagner. Imparable.
« Nos enfants accros au sucre »
Moue dubitative de Gérard son conseiller, peu convaincu (ou assommé ?) par cette avalanche de chiffres. Il se tourne vers le ministère de l’Agriculture. « Et vous, vous en pensez quoi ? ». La réponse tombe, catégorique : « Cette taxe est susceptible d’engendrer une chute de la consommation de sucre. Or, nos betteraviers subissent une crise économique sans précédent, une baisse de leurs revenus n’est pas envisageable. Je demande donc un moratoire minimal de deux ans, et une compensation intégrale en cas d’adoption du texte. Je suppose d’ailleurs que mon collègue de l’Industrie partage mon avis … »
Soutien immédiat de ce dernier : « La crise économique touchant tous les secteurs, l’ensemble de la filière serait concerné, et des milliers d’emplois indirects impactés par cette taxe. Le PM a-t-il envie de faire monter le chômage ? » ajoute-t-il, perfide. C’est moche, mais l’argument fait mouche auprès de Gérard.
Heureusement, l’Outre-Mer vole à mon secours : « Les chiffres cités par le ministère de la Santé sont encore plus inquiétants dans nos territoires, où la malbouffe fait des ravages. Et ce, à cause des entreprises d’agro-alimentaire qui n’hésitent pas à rajouter 20% de sucre de plus qu’en métropole dans certains aliments, notamment les yaourts. Nos enfants d’Outre-Mer deviennent ainsi accros au sucre. Mais j’imagine que cela ne dérange guère mes collègues de l’Agriculture et de l’Industrie. »
Trois canettes par jour
Un ange passe. Le temps pour Gérard de donner la parole à celui dont l’avis, tout le monde en est conscient autour de cette table, pèse un peu plus que les autres. Je veux parler de Bercy. Comme souvent, « l’oracle » est assez obscur … En l’occurrence, et pour résumer, le ministère de l’Économie souhaiterait au préalable évaluer l’impact financier de cette taxe, ses recettes potentielles et ses coûts indirects possibles. La perspective d’une éventuelle baisse des dépenses de santé n’est pas pour lui déplaire – à condition de s’en assurer et de savoir à quelle échéance. Bref, peut-être, pourquoi pas, encore que …
Nettement moins âgé que nous autres, le conseiller de la Jeunesse et des Sports est un adepte des boissons énergisantes. Il en a d’ailleurs une posée devant lui ! Il s’alarme : « Je ne sais pas comment vous faites pour tenir le coup vu nos cadences infernales. Moi, je carbure à ça, trois canettes par jour. Mais je n’avais pas idée de la quantité de sucres qu’elles contiennent. Je viens de regarder, c’est hallucinant : 35 grammes, dix fois la dose dont notre organisme a besoin en une journée. Et à 2,50 euros à peine la canette, les ados s’y mettent très tôt. Il faut absolument informer les jeunes et les encourager à pratiquer un sport. Les recettes dégagées par la taxe pourraient servir à ça. »
Tout le monde s’étant exprimé, la parole revient à Gérard qui avance un argument contre la taxe pour le moins curieux : si on baisse la teneur en sucre des sodas, ses petits-enfants seront tentés, assure-t-il, d’aller prendre du sucre en morceau dans la cuisine et de l’ajouter dans leur verre de coca ! Sourires de satisfaction de l’Industrie et de l’Agriculture, et incrédulité manifeste de leur part quand je parle des « bébés coca » et de leurs caries que constatent les dentistes chez des enfants de moins d’un an.
« Des tracteurs devant Matignon ? »
Passé ce premier tour de piste, les esprits s’échauffent et les arguments commencent à voler bas. « Vous voulez des tracteurs devant Matignon ? » menace le défenseur des betteraviers. « Comme d’habitude, l’Outre-Mer est la sacrifiée de la République », rétorque son conseiller. L’Industrie lui répond « chômeurs sur la conscience », ce qui lui vaut en retour un « De toute façon, quand ils seront devenus diabétiques ou obèses, vos travailleurs ne pourront plus travailler ». Ambiance.
Histoire de calmer le jeu, Bercy propose que les recettes issues de cette taxe soient en partie « fléchées » (directement et spécifiquement attribuées) à un fonds d’aide aux betteraviers. De son côté, la Jeunesse et les Sports lance l’idée d’un « mois sans sucre » à l’image du Dry January. Ce qui a pour effet d’exaspérer l’Agriculture qui ose évoquer « le risque de suicides de nos paysans si on continue à les maltraiter de la sorte. Personne n’en parle mais ça aussi c’est une question de santé publique » lance-t-il dans ma direction.
Là, il va trop loin. Je lui envoie à la figure les obèses qui ont envahi les réanimations pendant le Covid, les amputés du diabète et les caries des familles défavorisées. Et pour faire bonne mesure je l’avertis que ses propos « dignes du lobby agro-alimentaire le plus assumé pourraient bien se retrouver dans le prochain Canard Enchainé ». La menace, lancée avec un large sourire, provoque son petit effet …
Je suis dégoûté
Sentant que la situation lui échappe et que la tension monte, Gérard reprend la main : « La réunion prévue pour quarante minutes ayant largement dépassé les délais prévus, je suggère qu’on s’arrête là. Et, puisqu’aucun consensus ne semble émerger, je prends la décision suivante : la Santé n’étant pas en capacité de produire des chiffres précis sur les bénéfices d’une baisse de la consommation de sucre, je lui demande de mener une étude sur le sujet. ». J’ai beau rétorquer que la seule étude fiable serait d’imposer la taxe pour mesurer ses effets dans un délai raisonnable, par exemple trois ans, Gérard reste inflexible. Concrètement, le PM décide donc, avec son courage habituel, de… ne rien décider. Rendez-vous dans un mois. J’ai perdu. Les lobbys ont gagné. Je suis dégoûté.
Voilà. C’était le récit d’une « RIM ». Une réunion interministérielle où nous sept, volontaires, avons joué le jeu et pris notre rôle de conseillers très au sérieux – sans pour autant nous prendre au sérieux.
A l’issue de cet exercice, Agnès Buzyn, hilare, nous a félicités et trouvé cette RIM « aussi vraie que celles du gouvernement Philippe » quand elle était à la Santé !
Quant au compte-rendu de ce week-end passionnant, organisé par Évidences, le think tank créé par Agnès Buzyn dont je vous ai déjà parlé dans un post de blog à lire ici, vous pourrez le découvrir dans mon prochain post !