Covid 19 : va-t-on « sacrifier » des malades en réanimation ?
« Nous devons choisir qui intuber, entre un patient de 40 ans et un de 60 ans qui risquent tous les deux de mourir. C’est atroce et nous en pleurons, mais nous ne disposons pas d’appareils de ventilation artificielle en nombre suffisant. » Cette déclaration en forme d’aveu d’un réanimateur de Lombardie a choqué le monde entier par sa brutalité. Et pourtant, elle ne fait que refléter une réalité terrible, à savoir que l’Italie n’était pas préparée à faire face à l’épidémie de Covid 19.
Mais quel pays l’était – quel pays pourrait l’être, d’ailleurs ? Même si, à ce jour, la France semble moins touchée que l’Italie, ne risque-t-elle pas de connaître un (autre) jour ce genre de dilemme ? Comment y répondra-t-elle alors ? Qui établira les recommandations ? Sur quelles bases les médecins prendront-ils leurs décisions ? Devront-ils les justifier et si oui, auprès de quelles instances ?
Ces questions n’ont rien de rhétorique, elles risquent fort de se poser très concrètement dans les jours ou les semaines à venir. D’où l’intérêt de l’avis du CCNE (Comité consultatif national d’éthique) qui a été saisi de ce sujet par le gouvernement et qui devrait rapidement rendre publiques ses recommandations. J’ignore bien entendu le contenu de cet avis. Mais je note que Jean-François Delfraissy (qui vient d’en abandonner provisoirement la présidence pour se consacrer uniquement au coronavirus) a annoncé que l’avis en question s’appuierait en grande partie sur la consultation de ce même CCNE en 2009, à propos de la grippe H1N1.
Du coup, je me suis replongé dans les recommandations émises il y a plus de dix ans par le Comité d’éthique. Vingt pages à peine, mais vingt pages denses, fortes, et dont l’actualité résonne étrangement aujourd’hui. Qu’on en juge : « Le contexte, quel qu’il soit, ne peut modifier les valeurs éthiques. La situation d’urgence contraint seulement à les hiérarchiser provisoirement {…} Un plan de lutte, pour être pleinement efficace, doit être solidairement accepté par l‘ensemble de la population. Chacun, dans son environnement familial et social, doit être conscient de ses responsabilités dans ce plan {…} Les messages des pouvoirs publics doivent écarter les peurs qui peuvent engendrer des réactions de stigmatisation. L’engagement des médias dans la lutte contre la pandémie aura une importance majeure. »
Voilà ce qu’écrit le CCNE en préambule de ses recommandations.
Au-delà de ces considérations générales mais toujours pertinentes, le Comité d’éthique avait dès 2002 abordé la question de « la sélection des patients dans les unités de soins intensifs ». Premier constat : même en situation normale, le médecin réanimateur doit faire face à un processus de décision « toujours très difficile, dans laquelle interviennent de multiples critères : critères cliniques objectifs, parfois même quantifiés, et des critères subjectifs et des valeurs qui, dans un contexte d’urgence, ne peuvent être ni complètement explicites, ni parfaitement égalitaires. »
Disons les choses autrement : il y a toujours eu une forme de « sélection » des patients susceptibles d’entrer dans un service de réanimation – ne serait-ce que parce que, dans les faits, les places manquent et qu’il faut souvent faire sortir un malade pour en faire entrer un autre. Mais désormais, nous pourrions être dans un contexte de grave pénurie de ressources. Ce qui était implicite – et acceptable – hier ne le sera peut-être plus aujourd’hui. Pour cette raison simple : dès lors que « la société n’est pas en mesure de couvrir la totalité des besoins, elle est contrainte de hiérarchiser les demandes » constate le CCNE.
Il est donc nécessaire de faire des choix. Des choix assumés, clairs et justifiés. Mais à partir de quels critères ? Dans sa note de 2009, le Comité d’éthique en retient deux, aux logiques radicalement opposées : soit le but est de réduire le nombre de décès, soit l’objectif est de privilégier l’espérance de vie. Dans le premier cas, les personnes âgées et/ou en mauvaise santé seraient admises en priorité. Dans le second, ce seraient les adules jeunes qui seraient favorisés. Oui mais… cette dernière solution reviendrait à « sacrifier » nos ainés, tandis que la première « susciterait vraisemblablement des réserves {dans la mesure où} dans toute société (passée ou actuelle) un consensus se dégage pour accorder priorité aux nouvelles générations sur les plus anciennes » note justement le Comité d’éthique.
Alors que faire ? Pour sortir de ce dilemme insupportable, le CCNE a eu la bonne idée de regarder les règles d’attribution des greffons par l’Agence de Biomédecine. Et constaté que, dans un contexte de pénurie chronique, les instances sanitaires mettaient en avant non pas un, mais plusieurs critères. Concrètement, et selon les situations, les notions d’efficacité prospective, de balance bénéfices/risques, de probabilités de complications éventuelles seront autant de facteurs à prendre en compte.
En définitive, le plus important, c’est d’éviter tout ce qui serait susceptible d’entamer la confiance des citoyens dans nos structures de soins et notre personnel de santé. Par exemple en laissant penser qu’on sélectionne par l’argent. Ou qu’on accorde des passe-droits. Ou qu’on privilégie telle population plus « rentable » qu’une autre.
Ca, c’est pour les grands principes. Mais en face, il y a la réalité, il y a la complexité du monde. A titre personnel, je suis écartelé. En tant que citoyen, je ne peux qu’admettre que s’il y a des choix à faire, il vaut mieux privilégier les malades qui ont le plus de chances de s’en sortir. En tant que fils de parents âgés, je ne peux qu’être révolté à l’idée qu’ils ne bénéficient pas des meilleurs soins possibles.
Nous devons, tous, nous résoudre à entendre ce constat du CCNE : dans « cette tension permanente entre l’objectif d’efficacité et le souci d’égalité, il n’existe pas de solution technique à ce conflit entre critères éthiques ». Autrement dit : il n’y a pas de « bonne » solution. Nous allons être amenés, individuellement et collectivement, à faire des choix déchirants. On mesurera alors le degré de la maturité de notre société tout entière. Je forme le vœu que, dans ces moments-là, nous soyons dignes de notre humanité.