Hôpital public, activité (très) privée …

C’est un de ces avantages, pour le moins discutables et propres à l’hôpital public. Un avantage dont les médecins qui en profitent préfèrent ne pas se vanter. Je veux parler de l’activité privée dans le secteur public. 

De quoi s’agit-il ? Concrètement, certains praticiens de l’AP-HP (Assistance publique des hôpitaux de Paris) ont le droit, dans certaines conditions, de pratiquer des honoraires exorbitants, parfois même largement supérieurs à ceux dispensés dans le privé.  Pour rappel l’AP-HP regroupe une dizaine d’établissements dans Paris et en région parisienne parmi les plus prestigieux de France : La Pitié-Salpêtrière, Cochin, Necker, George Pompidou, Tenon, Robert Debré, Lariboisière et j’en passe.

Un rapport rendu public cette semaine a chiffré l’ampleur du phénomène. Accrochez-vous. En 2022 les 367 médecins concernés ont demandé … 54 millions d’euros d’honoraires à leurs patients. Oui, vous avez bien lu : 54 millions d’euros, soit une hausse de 25% par rapport à l’année précédente.

La plupart des Français l’ignorent, mais cette activité est autorisée depuis 1958. Motif avancé : il importe de « favoriser l’attractivité des carrières hospitalières » – en clair, de leur offrir des rémunérations confortables, suffisamment en tout cas pour pouvoir rivaliser avec les tarifs en usage dans certaines cliniques privées. Supprimé en 1982, le dispositif a été rétabli cinq ans plus tard en raison de la fronde des professionnels concernés qui menaçaient de quitter collectivement leurs postes. Et si depuis il n’a pas été remis en cause, c’est aussi parce que l’AP-HP y trouve son compte : selon les actes effectués, elle prélève entre 15% (pour les consultations) et 60% (pour l’imagerie et la radiologie notamment) des honoraires perçus. En pratique, sur les 54 millions d’euros mentionnés plus haut l’APHP en a ainsi récupéré 15 millions. Tout le monde y trouve donc son compte d’une certaine manière – enfin, tout le monde sauf les patients évidemment.

Ce chiffre de 54 millions ‘est d’autant plus faramineux que cette activité est en principe fortement encadrée. Elle est réservée aux praticiens à temps plein ; elle ne peut excéder deux demi-journées par semaine ; pour tout dépassement supérieur à 70 euros elle nécessite une information écrite donnée au patient ; elle ne doit pas empêcher ce dernier de « choisir librement » de bénéficier de l’acte en question dans le service public du même hôpital et par le même praticien.

Ceci posé, entrons maintenant dans le détail.

En 2022, la moyenne des honoraires perçus se situait au-dessus de 155 000 euros par an. La moitié des médecins se limitent, si j’ose dire, à une fourchette de 25 0000 à 100 000 euros mais 10% sont entre 300 000 et 500 000 euros. Dix professionnels atteignent ou dépassent les 750 000 euros par an avec, vainqueur toutes catégories, un radiothérapeute qui a gagné 1,6 millions d’euros. Par délicatesse sans doute, le rapport ne mentionne pas le nom de l’heureux élu.

Parmi les spécialités médicales, la plus rémunératrice est justement la cancéro-radiothérapie (600 000 euros en moyenne), suivie par la médecine nucléaire (près de 200 000 euros) et la cardiologie (180 000 euros en moyenne). Côté spécialités chirurgicales, le tiercé gagnant est le suivant : chirurgie plastique (315 000 euros), chirurgie thoracique (200 000) et urologie (190 000 euros).

Tous ces chiffres donnent le vertige. Mais ils sont encore plus scandaleux quand on sait que, globalement, l’activité libérale à l‘hôpital a bondi de 15% entre 2021 et 2022 alors que, dans le même temps, l’activité publique, elle, baissait de 2%. Pour dire les choses crûment, certains médecins se préoccupent avant tout de gagner de l’argent – et beaucoup – quitte à s’asseoir sans vergogne sur l’idée même de service public.

Interrogé sur France Info Nicolas Revel, le patron de l’AP-HP, a eu cette pudeur exquise de reconnaitre que tout cela était « un peu délicat » à accepter. Et que, pour certains, « l’activité libérale est tellement forte » que « le respect des deux demi-journées pourrait être à vérifier ». On admirera la prudence du conditionnel. Cela pourrait l’être en effet. Ne reste plus, cher Nicolas, qu’à passer à l’indicatif et à mettre en pratique de telles vérifications.

Parvenu à ce stade de la réflexion, on se dit que les sanctions ne vont pas tarder à tomber et qu’elles seront lourdes. Que nenni comme disait ma grand-mère. Le rapport se borne à rappeler les règles et l’usage, qui veulent que chaque professionnel déclare de façon nominative et exhaustive les rémunérations ainsi obtenues. D’où l’on déduit aisément que ni les unes ni l’autre ne sont à ce jour respectées, ce qui ne semble pas choquer plus que ça les auteurs du rapport.

On se dit également que pareilles sommes vont soulever l’indignation des collègues médecins, praticiens hospitaliers ou non. Que nenni là encore. Les commentaires publiés sur le site Egora sont éloquents – à défaut, je l’espère, d’être représentatifs.

« Je ne comprends pas bien où est le scandale dans la mesure où il s’agit des médecins les plus compétents de l’hôpital public » écrit l’un.

« Si on ne leur accorde pas des honoraires mérités au regard des mêmes honoraires perçus à l’étranger, ils partiront » renchérit un autre.

« Arrêtons d’être misérabilistes. Même le revenu des dix premiers n’est que 1,5 à deux fois les revenus moyens d’un orthopédiste américain » ajoute un troisième.

Encore un peu, et certains finiront par demander aux  patients de remercier ces chers (sic) médecins qui ont le bon goût de rester en France.