Faut-il obliger les médecins à s’installer là où on a besoin d’eux ?
Posée ainsi, la question est quelque peu orientée, je le reconnais ! Elle a pourtant le mérite de pointer une réalité aussi incompréhensible qu’insupportable pour les Français : jamais les médecins n’ont été aussi nombreux (180 000 en exercice), mais jamais les déserts médicaux n’ont été aussi étendus : 87% des territoires sont concernés, de la Creuse à la Seine-Saint-Denis en passant par certains quartiers des grandes villes.
La loi Valletoux, du nom du député Horizons qui la porte et qui est examinée cette semaine à l’Assemblée nationale, entend améliorer la situation. Comment ? Jusqu’où ? Et pourquoi se heurte-t-elle à une opposition quasi unanime ? Réponses en quelques points.
Que contient la loi Valletoux ?
Précisons tout d’abord qu’elle est forcément suspecte aux yeux des médecins libéraux et des cliniques privées, puisque portée par l’ancien président de la Fédération hospitalière de France, c’est-à-dire les hôpitaux publics …
Cette loi comporte un certain nombre d’articles qui ne feront sans doute pas débat : prime à l’installation tous les dix ans seulement, interdiction d’intérim en début de carrière, préavis de six mois en cas de départ inopiné, création d’une carte de séjour « talents-professions médicales ».
Deux points en revanche cristallisent les tensions. Invoquant une « responsabilité » des acteurs pour la réalisation des « objectifs d’accès aux soins, de continuité et d’équilibre territorial », le texte prévoit qu’en cas de besoin, l’ARS (agence régionale de santé) pourra prendre « des mesures pour améliorer cet accès aux soins ».
Traduction en français : à travers les ARS, l’État se donne la possibilité d’imposer à l’avenir des obligations aux médecins. La formulation est suffisamment floue pour autoriser toutes les interprétations possibles. Contraindre un professionnel à s’installer (ou à ne pas s’installer) ici, lui imposer tel ou tel mode d’exercice, définir sa rémunération etc.
Le deuxième point concerne la permanence des soins (gardes le soir, la nuit, les week-ends et jours fériés) qui serait étendue aux établissements privés, voire aux médecins libéraux.
Pourquoi cette proposition de loi fait elle l’unanimité contre elle ?
Des internes aux syndicats professionnels en passant par les étudiants ou les jeunes généralistes, les médecins ne veulent pas entendre parler d’un quelconque frein à leur totale liberté d’installation. Tous dénoncent un texte qui va pénaliser les nouveaux arrivants, dégoûter ceux qui sont en activité et provoquer le départ en retraite des plus anciens.
Les ministres en poste les soutiennent. François Braun y voit l’exemple « typique de la fausse bonne solution », Agnès Firmin-Le Bodo rappelle qu’il « n’existe pas de territoire où il y a trop de médecins ».
Concernant la permanence des soins, supprimé depuis 2003, le Conseil de l’Ordre prétend que 97% du territoire est couvert, quand le député PS Parot affirme que 40% seulement des libéraux font des gardes. De son côté, dans le cadre des Mardi de Coopération Santé, le Pr Claire Le Jeunne, chef de service de médecine interne à Cochin, précise que les lois européennes imposent un repos compensatoire après une garde de nuit. Dès lors, les médecins concernés ne pourront pas travailler le lendemain. Ce serait donc un bien pour un mal ? …
Quant à la mesure qui prévoit le rattachement automatique des médecins à une structure collective appelée CPTS, elle est réfutée aux motifs que 1 les CPTS ne peuvent se développer que dans le volontariat, pas dans l’obligation et que 2 elle ne s’applique pas en cas de « refus explicite ». Cette mesure est donc imposée sans être obligatoire tout en étant systématique …
Pourquoi le sujet est-il bloqué depuis vingt ans ?
Parce qu’il est politiquement inflammable !
Entre les défenseurs du statu quo (« Je suis fermement opposé à toute coercition », Xavier Bertrand 2005, « Je me battrai contre toute mesure coercitive » Agnès Buzyn 2019) et les partisans du changement (Il faut « prendre le problème à bras le corps » Jean-François Mattei 2003, Il faut « limiter l’accès aux zones sous-denses » Marisol Touraine 2009), aucun ministre n’est parvenu à entamer des discussions sérieuses avec le monde médical. La seule fois où a été envisagé un conventionnement sélectif, en 2007, Roselyne Bachelot a dû battre en retraite devant la grève des internes et la pression du Premier ministre d’alors, François Fillon.
A cela, il faut ajouter une surreprésentation des professionnels à l’Assemblée nationale et … au poste de ministre de la Santé : neuf depuis 1986 ! Barzach, Evin, Kouchner, Douste-Blazy, Hubert, Mattei, Bachelot, Véran et Buzyn, la liste est longue.
Enfin, les pouvoirs publics ont longtemps craint le pouvoir de nuisance des médecins comme relai d’opinion. Tétanisés à l’idée qu’ils prennent leur clientèle à témoin, ils ont préféré différer tout mesure contraignante – au risque, on le voit aujourd’hui, de pénaliser les premiers intéressés, à savoir les usagers.
Pourquoi les médecins n’ont plus forcément la main ?
Parce que ces mêmes usagers en ont assez de chercher en vain un médecin traitant, ou d’attendre quatre mois pour consulter un ophtalmo. Et que ces usagers sont aussi des électeurs … La constitution d’un groupe transpartisan à l’Assemble nationale, rassemblant plus de 200 députés issus de tous bords en est un indice fort. Emmené par Guillaume Garot, du PS, ce groupe veut aller plus loin encore que le gouvernement, et imposer la règle « un partant pour un arrivant » dans les zones les plus sous-dotées.
Avec, au passage, un argument censé plaire aux médecins, à savoir qu’ils pourront ainsi « revendre leur clientèle ». Sauf que cette pratique, encore en usage il y a une vingtaine d’années, ne tient plus la route, au vu de la pénurie actuelle de professionnels …
Certes, cet amendement a été rejeté hier, mais rien ne dit qu’il ne sera pas réintroduit un peu plus tard sous une autre forme. C’est une évidence : pour les usagers/électeurs, la priorité aujourd’hui c’est la présence d’un médecin au plus près de chez eux. Et les états d’âme des professionnels sur cette question ne les convainc plus du tout.
Y a-t-il des solutions alternatives ?
Oui ! Étant entendu tout de même qu’il n’en existe pas une mais plusieurs, à mettre en œuvre en parallèle, à condition de privilégier la réalité du terrain et en s’appuyant sur ce qui existe déjà et qui a fait ses preuves.
Des exemples ?
Il faut encourager le partage des tâches entre professionnels, augmenter le nombre d’assistants médicaux, valoriser les IPA (infirmières en pratique avancée).
Il faut aussi développer les maisons de santé pluridisciplinaires, favoriser les modes d’exercice mixte (ville et hôpital, salariat et libéral etc.), encourager le travail en collectif.
Il faut enfin revoir de fond en comble à la fois le recrutement, les études et le parcours des futurs médecins.
Et puis, peut-être, faudra-t-il un jour affronter certains tabous. S’attaquer à la toute-puissance des doyens d’Académie, questionner le pouvoir sans limites de la chefferie hospitalière, contester la représentativité de certains syndicats.
Sans oublier le tabou ultime. Celui de notre système de santé à la fois formidable dans sa philosophie, et désastreux dans sa mise en pratique. Un système où le payeur est invisible, et le rembourseur, aveugle, ainsi que je l’explique dans un post précédent – et, donc, ontologiquement inflationniste. Un système qui prône l’accès aux meilleurs soins à tous mais réduit continuellement ses dépenses. Un système où l’égalité tient lieu de mantra, alors qu’il devrait viser le seul objectifs qui compte: l’équité entre les citoyens.
Ricci
Un patchwork de rustines ne fait pas un Costume. Multiples problèmes = multiples solutions. Cela demande ingéniosité pour résoudre logiquement avec les solutions existantes en les conceptualisant et les combinant
VINCENT OLIVIER
Nous en sommes parfaitement d’accord ! Bonne journée. VO
Benoit Blondeau
Durant plusieurs années, j’ai participé a la creation et a la sustainabiity de centres de traumatologie et de soins d’urgences aux Etats-Unis. La difference des deserts medicaux aux US est leur distance de tout. Notre programme etait basé sur un pool de chirurgien et d’anesthesistes qui venaient pour une duree pre-determinee et reguliere. Ca marchait et ca marche toujours, enfin jusqu’a ce que les private equity firms mettent leur nez dedans. Ce modele est adaptable en France, ou les deserts medicaux sont sans doutes plus agreables, en tous cas c’est mon souvenir du temps ou je vivais de replacements a la campagne. Un des avantages de ce modele, c’est que les heures et les jours d’ouverture des consultations peuvent etre etendues a la semaine entiere, par example. S’il n’y a rien a faire, autant travailler.
VINCENT OLIVIER
Bonjour
Merci pour ces intéressantes remarques.
Cordialement
VO