Quand le Conseil de l’Ordre se déshonore

Affirmation numéro 1 : il est légitime, voire indispensable pour un médecin de dénoncer des maltraitances familiales. 

Affirmation numéro 2 : il est dangereux, voire condamnable pour un médecin de dénoncer des maltraitances familiales.

Vous n’y comprenez rien ? C’est pourtant la réalité : croyant bien faire, deux médecins viennent d’être sanctionnés par le Conseil national de l’Ordre pour avoir osé signaler de tels faits. Un « simple » avertissement pour l’une, une stricte interdiction de trois mois d’exercice l’autre.

Le cas du Dr Eugénie Izard est emblématique. Rappel des faits : en 2014, cette pédopsychiatre écrit à un juge des enfants pour lui faire part de son inquiétude à propos d’une fillette qu’elle suit et à qui son père – médecin – ferait subir des violences. Dans la foulée, le Conseil départemental se saisit de l’affaire. Lui reprochant une « démarche militante » il la condamne en décembre 2020 à une sanction aussi sévère que rarissime : interdiction d’exercice pendant trois mois, dont un avec sursis. Motifs : manquements à ses obligations déontologiques (en l’occurrence, elle aurait violé le secret médical) et « immixtion dans des affaires de famille » (sic). 

Choquée par une telle décision, le Dr Izard se tourne vers le Conseil d’Etat et fait appel. En mai dernier, ce dernier lui donne raison en arguant que, le juge ayant déjà été saisi de l’affaire, le médecin n’a pas fait un « signalement » à proprement parler mais une « information ». Il n’y a donc aucun manquement à la déontologie.

En revanche, s’agissant de « l’immixtion des affaires de famille », le Conseil d’Etat renvoie la chose au Conseil national de l’Ordre. La décision est tombée cette semaine et, sans surprise, celui-ci a confirmé l’interdiction d’exercer à partir du 1er avril prochain.

Autre affaire, autre sanction – mais toujours sur le même fondement d' »immixtion dans des affaires de famille ». En mars 2016, dans le cadre d’un divorce conflictuel, le Dr Françoise Fericelli fait un certificat médical dans lequel elle s’appuie sur le suivi d’un garçon de 6 ans, handicapé et ainé d’une fratrie de trois enfants. La pédopsychiatre, également experte judiciaire, évoque notamment « la violence intrafamiliale extrême » qui lui est décrite et qu’elle a « en partie observée ».

Et c’est exactement ce que lui reproche le Conseil de l’Ordre dans son avis : « ne pas avoir indiqué » comment elle a pu observer la situation, rédigeant du coup « un certificat tendancieux pouvant être instrumentalisé dans le cadre d’un conflit parental ».

Le contexte est pourtant sans ambiguïté. Le père a fait une tentative de suicide à l’arme blanche devant ses enfants. Déchu de l’autorité parentale, il a néanmoins poursuivi le Dr Fericelli. Depuis, il a été condamné pour violences conjugales et un autre de ses enfants s’est donné la mort.

Mais il faut croire que ces faits ne pèsent pas lourd aux yeux du Conseil national de l’Ordre, qui a confirmé l’« avertissement » reçu en février 2021. Et ce, alors même que le code pénal (article 226-14) précise bien qu’un signalement « ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire » de son auteur, « sauf s’il est établi qu’il n’est pas de bonne foi ».

S’appuyant sur le code de déontologie, l’Ordre des médecins a donc passé outre. Il est vrai que le code en question ne brille pas par sa cohérence. Car si, en vertu de l’article 43 le médecin « doit être le défenseur de l’enfant », l’article 44 précise, lui, qu’il doit le faire avec « prudence » et « circonspection ». 

Bref, puisque le code dit tout et son contraire, mieux vaudrait imposer une obligation formelle de signalement aux professionnels de santé, réclame le collectif Stop Violence, qui regroupe une cinquantaine de praticiens dont les Drs Izard et Fericelli. Hors de question répond le Conseil de l’Ordre par la voix de sa vice-présidente qui, dans une interview donnée au journal Le Monde, exprime sa « crainte que les familles maltraitantes éloignent les enfants du soin ». 

Peut-être. Peut-être pas. En tout cas, les faits sont là : selon la HAS (Haute autorité de santé), sur les 160 000 enfants victimes, chaque année, de violences sexuelles, seuls 5% donnent effectivement lieu à un signalement. Et encore : il s’agit d’une estimation qui remonte, la HAS le reconnait elle-même, à … 2002.

Il serait temps que le Conseil de l’Ordre se prononce clairement sur le sujet.  Et pour cela, je lui suggère de lire le remarquable travail de la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Dans ses conclusions intermédiaires parues en mars 2022, la Commission formule vingt recommandations. A propos de l’obligation de signalement, elle déplore à juste titre le flou juridique dans lequel se trouvent les professionnels de santé. Et fait cette préconisation de bon sens : « suspendre les poursuites disciplinaires à l’encontre des médecins protecteurs qui effectuent des signalements pendant la durée de l’enquête ».

Ce serait effectivement un premier pas. Qui pourrait, qui devrait s’appliquer aux violences sexuelles, mais aussi aux autres formes de maltraitance familiale. Le Conseil de l’Ordre en sortirait grandi. Et les enfants, mieux protégés.