Dénoncer des maltraitances: les risques du métier …

Le Dr Eugénie Izard avait cru bien faire en signalant à un juge des soupçons de maltraitance sur un enfant de huit ans qu’elle suivait. Mail en lui en pris : en 2020, le Conseil de l’ordre l’a condamnée à trois mois d’interdiction d’exercice ! Il lui aura fallu attendre deux ans, et un avis du Conseil d’État pour être enfin blanchie.

Cette affaire est emblématique à plus d’un titre des risques que prend aujourd’hui un médecin en dénonçant un parent potentiellement maltraitant. Rappel des faits : en octobre 2014, le Dr Izard effectue un premier signalement auprès du procureur de la République. Devant l’absence de réponse de l’institution judiciaire, elle fait un second signalement en mars 2015, cette fois-ci adressé conjointement au juge des enfants et au Procureur. Le père décide alors de la poursuivre devant le Conseil de l’Ordre des médecins pour violation du secret professionnel et « immixtion (sic) dans les affaires de famille ». En 2020 la sanction tombe : interdiction d’exercice, soit la plus grave sanction possible contre un praticien.

Saisi par la pédopsychiatre, le Conseil d’État a donc annulé la décision du Conseil de l’Ordre en estimant qu’il n’y avait pas eu de « manquement au code de santé publique ». Pour mémoire, un médecin est bien tenu, en cas de doute, de prévenir une cellule départementale spécialisée, voire le Procureur s’il y a un « danger immédiat ». Mais le code de déontologie médicale restreint cette obligation en cas de « circonstance particulière que {le médecin} apprécie en conscience ».

En outre, point important, le Conseil d’État n’a statué que sur la (non) violation du secret professionnel. Comme l’a indiqué le Dr Izard à l’AFP, elle est toujours susceptible d’être condamnée pour « immixtion dans les affaires de famille » car le père lui reproche d’avoir accompagné la mère dans ses démarches. Au passage, on peut tout de même s’interroger sur la possibilité de dénoncer un inceste ou des violences intrafamiliales sans s’intéresser à la vie de la dite famille …

Bref, entre le secret médical et les menaces de poursuites judiciaires, les risques sont réels de dénoncer des maltraitances, fussent-elles avérées. Voilà ce qui explique, sans doute, le très faible taux de signalements effectués par un professionnel de santé : 5% à peine, sur un total estimé à 160 000 enfants victimes de violences sexuelles – étant entendu que ce chiffre date de près de vingt ans et qu’il ne repose sur aucune étude exhaustive.

Voilà pourquoi, aussi la CIIVISE (Commission indépendante sur l’inceste et les violences faites aux enfants) a formulé 20 recommandations dans son rapport intermédiaire rendu public en mars dernier. Parmi celles-ci, elle propose des « dispositions garantissant la sécurité juridique » des médecins et, notamment la suspension de toute procédure disciplinaire pendant l’enquête pénale.

Ces propositions, qui semblent relever du bon sens, se heurtent toutefois à l’opposition du Conseil de l’Ordre. Dans une interview donnée au journal Le Monde, sa vice-présidente met en avant « l’obligation de protection » qui concernerait selon elle l’ensemble des professionnels, et elle ajoute qu’une obligation plus formelle lui fait craindre que les familles concernées, déjà tentées par un « nomadisme médical , ne finissent par « éloigner leurs enfants du soin ».

Voire. Il faudrait d’abord, comme le rappelle la CIIVISE, commencer par instaurer sur tout le territoire des « unités d’écoute pédiatrique ». Il faudrait aussi baisser le taux de classement sans suite (70% aujourd’hui) ou, à tout le moins, expliquer aux plaignants les raisons de ce classement. Il faudrait enfin, et peut-être surtout, former les médecins au repérage des maltraitances faites aux enfants – par exemple en instaurant un module spécifique et validé dans le cadre du diplôme.

Dans les faits, on est loin, très loin du compte. Pourtant, dans un article passionnant paru dans le BEH (bulletin épidémiologique hebdomadaire) de mai dernier, des chercheurs ont établi un algorithme utilisable en cas d’hospitalisation d’un enfant à l’hôpital pour cause de blessures (présentées comme accidentelles par les parents). Pour ce faire, ils ont séparé les enfants âgés de 0 à 5 ans en deux groupes dont le premier rassemblait les cas « hautement probables » de maltraitance. Résultat : la valeur prédictive de l’algorithme était de 85% pour ces enfants, et même de 95% pour ceux âgés de un mois à un an. Ne reste plus, maintenant, qu’à diffuser largement cet outil à l’hôpital … et à le transmettre au Conseil de l’Ordre !