Cannabis thérapeutique : de quoi parle-t-on vraiment ?
Attention, sujet brûlant ! (sans mauvais jeu de mot). Le cannabis thérapeutique est en effet une de ces thématiques qui enflamment les esprits, même les plus pondérés. Difficile, voire impossible d’avoir une approche neutre, tant les fondements idéologiques sous-jacents viennent littéralement « pourrir » le débat. La PMA ou le mariage pour tous mis à part, je ne vois pas beaucoup de questions qui provoquent des réactions aussi passionnelles.
Pour les uns, l’Académie de pharmacie en tête, la notion même de cannabis thérapeutique constitue un « abus de langage » et un « abus de confiance » car sa consommation entraine des conséquences graves, « dépression pouvant conduire au suicide, déclenchement de la schizophrénie, induction d’une polytoxicomanie » et j’en passe. Pour les autres, dont le Conseil d’analyse économique qui a rendu hier un rapport à Édouard Philippe sur le sujet, une « consommation modérée » n’a « pas d’effets nocifs sérieux avérés » sur la santé des adultes et sa légalisation n’aurait que des effets bénéfiques. C’est à se demander s’ils parlent bien du même produit…
Je suis d’autant plus frappé par le caractère enragé du débat que l’expérimentation proposée par l’ANSM (Agence nationale du médicament), à l’origine de toute cette polémique, est extrêmement encadrée – pour ne pas dire limitée. Concrètement, seules certaines formes seront homologuées : orales (solutions buvables), sublinguales (à dissoudre sous la langue) et inhalées (par vaporisation). Seules certaines posologies seront proposées. Seuls certains médecins spécialistes seront habilités à les prescrire. Et seules certaines indications bien spécifiques seront retenues. Bref, on est bien loin de l’autorisation, voire de l’encouragement à fumer des pétards par les pouvoirs publics…
Outre la confusion entre usage médical et usage récréatif, de nombreux « spécialistes » interrogés par les médias entretiennent également, de façon plus ou moins volontaire, la confusion entre dépénalisation et légalisation. Tantôt pour que rien ne bouge, tantôt pour que tout bouge. Mais souvent, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, avec les mêmes arguments, sur l’air de « cette expérimentation est un premier pas qui nous conduira inéluctablement demain vers la vente libre de cannabis ».
Je voudrais rappeler ici quelques notions de base. La dépénalisation, c’est en réalité deux choses distinctes. La première, a minima, revient à sortir la consommation de cannabis du champ du délit pour en faire une simple contravention (c’est le cas en Finlande, au Mexique, au Royaume-Uni etc.). La seconde, plus poussée, ne punit plus du tout l’usage quitte à l’encadrer précisément (par exemple, en limitant la quantité autorisée et interdisant de fumer en public comme en Espagne, ou en punissant la récidive comme en Israël).
Pour mémoire, la France a l’une des législations les plus sévères au monde, puisqu’elle ne fait aucune distinction entre consommateur et trafiquant. Théoriquement donc, le seul fait d’avoir sur soi quelques grammes d’herbe peut valoir dix ans de prison ! En 2017, le candidat Macron s’était engagé à réduire les peines à une amende de 200 euros ; depuis, le Président Macron ne s’est plus exprimé sur le sujet… Et les jeunes Français restent les plus gros consommateurs de cannabis en Europe.
Quant à la légalisation, elle reste aujourd’hui encore une exception dans le monde, limitée à quelques pays comme le Canada, le Pérou, la Jamaïque et quatre États en Amérique du Nord. Certains comme le Portugal sont d’ailleurs revenus en arrière après avoir constaté une augmentation de la consommation brutale et non contrôlée, mais la plupart du temps cette légalisation n’a pas provoqué de hausse sensible – et, en tout cas, pas de passage vers d’autres produits tels que la cocaïne ou l’héroïne.
Mais la question de la consommation de cannabis ne se limite pas à la réponse judiciaire « officielle », ni à sa mise en œuvre plus ou moins sévère selon les pays. La réponse dépend, avant tout, de la façon dont on l’approche. Autrement dit, et pour reprendre la formule d’Alain Badiou devenue un peu trop galvaudée, « de quoi le cannabis est-il le nom ? »
Sur le plan sanitaire, et contrairement à ce que proclament certains, ce n’est pas si simple. Que le cannabis soit néfaste pour la santé, difficile de le nier. Mais c’est bien la quantité, et plus encore le mode de consommation, qui le rend plus ou moins néfaste. En soi, l’un des deux principes actifs contenus dans le cannabis, le CBD, a une action positive sur la douleur, le stress et le manque d’appétit ; l’autre composant lui, le THC, a certes des effets psychotropes susceptibles d’altérer la concentration, la mémoire, en particulier chez les adolescents, au point de faire baisser le niveau de leur QI. Mais en définitive, en termes de santé publique les conséquences les plus graves viennent du fait qu’il est mélangé avec du tabac et fortement inhalé dans les poumons (fumer un joint revient à fumer cinq cigarettes d’un coup).
Sur le plan économique, la réponse non plus n’est pas si simple. D’un côté, les centaines de millions d’euros de bénéfices engendrés par le trafic souterrain permettent à de nombreuses familles des banlieues de vivre mieux– en tout cas, c’est ce qu’affirment certains policiers et sociologues. D’un autre côté, le Conseil d’analyse économique chiffre à 2 milliards d’euros les recettes fiscales pour l’État s’il vendait lui-même du cannabis.
Sur le plan politique, la réponse n’est pas simple non plus. Les sondages se suivent et ne se ressemblent pas toujours mais, pour faire court, disons que la majorité des jeunes, des urbains et des CSP+ serait favorable à une dépénalisation, alors que les ruraux, les CSP – et les seniors y sont farouchement opposés. Reste à savoir quels sont les électeurs que l’on souhaite cajoler…
Sur le plan philosophique, j’observe qu’aucune société dans le monde, ni dans l’histoire, n’est jamais parvenue à éradiquer la consommation de drogues (j’entends par là, des substances qui modifient la perception de la réalité). Certaines civilisations ont même autorisé leur usage dans des cérémonies coutumières ou religieuses, tandis que d’autres la réservaient à une partie de la population, prêtres ou dirigeants.
Enfin sur le plan moral, je m’interroge : le tabac et l’alcool sont, tous les spécialistes en conviennent, potentiellement plus addictifs que le cannabis. Leurs effets sur la santé sont plus importants et leur coût pour la collectivité plus élevés. Concernant l’alcool spécifiquement, les conséquences en termes de violence (intrafamiliale notamment) sont dramatiques. Quitte à établir une hiérarchie, quels sont les critères pour affirmer que le cannabis est vraiment le produit le plus dangereux ?