Urgences: pourquoi la grève va continuer

La crise aux urgences était-elle prévisible ? La réponse est oui – en tout cas, pour une bonne part. Est-elle imputable aux pouvoirs publics ? La réponse est non – en tout cas, pas seulement. Va–t-elle durer ? La réponse est oui – en tout cas, tout y concourt.

Reprenons : oui, la crise était prévisible car cela fait plusieurs mois que la tension monte dans les services d’urgence. Des années même, puisque le nombre de passages augmente de façon continue (60% entre 2000 et 2016). Et ce, sans que l’État ait accompagné financièrement cette montée en charge. Plus de patients, moins de services ouverts, des difficultés récurrentes de recrutement et des budgets désespérément stables : l’équation ne comporte pas beaucoup d’inconnues… Si ce n’est le moment où ça explose.

De nombreux signes avant-coureurs auraient pu alerter les pouvoirs publics. Ici, c’est un hôpital de proximité (Saint-Brieuc) qui est en surchauffe depuis plus d’un an. Là, c’est un CHU (Nice) qui se met en grève pour réclamer davantage de moyens. A Nantes, c’est un médecin qui tweete ceci mardi dernier : « 21H30, 116 patients, 21 en attente couchés, 17 dans les couloirs, 3 lits en médecine, deux en gériatrie, un en chirurgie. Agnès Buzyn on fait comment ? »

Mais surtout, le Grand débat national lancé par Emmanuel Macron à l’automne aurait dû servir de révélateur. Tous les élus, tous les commentateurs en ont fait la remarque : alors que la santé ne faisait pas partie des quatre grands thèmes proposés, elle s’est invitée, elle s’est même imposée dans ce Grand débat comme un sujet majeur – avant les 80 kms/heure, avant les questions environnementales, avant même la fiscalité.

Pour filer la métaphore médicale, je dirais donc que tous les facteurs de risques étaient réunis pour que flambe une épidémie de ras-le-bol. Pourquoi maintenant ? Au-delà de ce bruit de fond entendu depuis des mois, deux « événements indésirables » ont récemment enflammé le personnel des urgences. Leur similitude est frappante, jusque dans leur chronologie : dans les deux cas, un décès évitable aux urgences en décembre, décès qui affecte durablement les équipes soignantes ; dans les deux cas, une réaction des autorités en juin qui dégrade la situation au lieu de la résoudre.

Je peux parler de Lons-le-Saulnier tout d’abord, où une patiente est morte sur un brancard faute de soins cet hiver, et où quatre congés maternités ont provoqué un bras de fer entre les soignants et la direction. Réponse officielle : celle-ci a récemment exigé une réquisition des médecins et des infirmiers, et le Préfet n’a pas hésité à envoyer des gendarmes les chercher en pleine nuit.

Je veux parler ensuite de l’hôpital Lariboisière (Paris) ensuite, où une femme de 55 ans est morte en décembre 12 heures après son admission, et où une partie du personnel s’est mis en arrêt maladie la semaine dernière. Réponse officielle : la ministre de la Santé leur fait une leçon de morale malvenue, les accusant de laisser les autres faire leur travail.

Ces deux faux pas ont eu pour effet de braquer encore un peu plus les soignants et le mouvement de contestation s’étend à désormais à une centaine de services d’urgence. Leurs revendications sont multiples : hausse des salaires, embauche de personnel supplémentaire, conditions de travail décentes et j’en passe. Les causes de la crise sont pourtant connues depuis longtemps : en amont, une part importante des urgences (20 à 30% selon les estimations) pourraient être prises en charge par la médecine de ville. En aval, les établissements de soins de suite, saturés, sont incapables d’accueillir les patients susceptibles de sortir de l’hôpital – comme un sablier où les urgences seraient le goulot d’étranglement.

Autant dire que la situation n’est pas près de s’améliorer. Et qu’elle va encore empirer cet été, notamment dans les villes qui voient leur population doubler voire tripler pendant les vacances. Autant dire, donc, que le mouvement de grève risque de durer de longs mois. Et que les 100 euros nets de prime annoncés aujourd’hui par Agnès Buzyn ne résoudront les blocages structurels que connaissent les urgences.

Alors que faire ? Des solutions existent, elles aussi identifiées depuis longtemps. Quelques pistes : revoir le système de garde de la médecine de ville et imposer une véritable permanence des soins aux praticiens libéraux ; ouvrir davantage de services d’urgence dans les établissements privés, hôpitaux ou cliniques ; mettre en place un parcours spécifique pour certaines populations, les personnes âgées en particulier, afin d’éviter des heures d’attente inutiles voire dangereuses pour leur santé. Ces parcours existent déjà ici ou là, ils reposent sur une coopération intelligente entre l’EHPAD et l’hôpital, mais ils devraient être systématisés.

Autre possibilité, sans doute la plus prometteuse : autoriser une véritable délégation de compétence au profit de certaines infirmières, spécialement formées à cela avec une reconnaissance à la fois financière et professionnelle, sur la base de la valorisation des acquis de l’expérience (VAE). Concrètement, elles seraient en charge d’effectuer un premier tri, de prescrire des bilans, de poser une premier diagnostic et même de donner des traitements – quitte à en référer à un urgentiste senior. Proposée par plusieurs experts dont Guy Vallancien, cette idée a provoqué des réactions scandalisées de certains syndicats de médecins sur le thème « c’est quand même pas une infirmière qui va faire notre boulot », mais je leur répondrai qu’il leur restera encore largement assez de travail pour occuper leur journée…

Enfin, il serait temps de multiplier les maisons de santé pluri-professionnelles (MSP). Ces structures, qui regroupent médecins et paramédicaux pour un exercice partagé, constituent une réponse quasi idéale aux déserts médicaux ; en outre, elles permettraient de décharger les services d’urgence d’un bon nombre des patients qui s’y rendent alors qu’il n’y a pas, justement, urgence en la matière.

Mieux même, pourquoi ne pas les installer à proximité des hôpitaux dans les grandes villes, qui sont elles-aussi touchées par une pénurie de médecins ? L’idée semble à première vue évidente. Elle a d’ailleurs été testée à l’hôpital Robert Debré à Paris, avec des horaires d’ouverture adaptés : 19H/minuit en semaine et 9H /minuit le week-end. Et elle a effectivement permis de soulager des urgences saturées, à raison 12 000 passages évités sur un total de 92 000. L’expérience a pourtant tourné court au bout de quelques mois. La raison ? Elle est désespérante : l’hôpital étant facturé au forfait, il reçoit moins de patients et touche donc… moins d’argent. Concrètement, 10 000 passages en moins, c’est plus d’un million d’euros de perdus. Où est la cohérence dans tout cela ?

La crise était prévisible, annoncée même. Profondément structurelle, elle ne sera pas réglée en quelques semaines. Pour autant, les pouvoirs publics ont les moyens de faire bouger les choses. En autorisant, en encourageant, ou en imposant certaines des solutions que j’évoque plus haut. Quitte à bousculer les habitudes et à prendre le risque de se fâcher avec une partie des professionnels de santé. Cela nécessite du courage politique. Mais ce serait un premier pas. Qui en permettrait bien d’autres ensuite.