L’industrie pharmaceutique est-elle devenue folle ?
Mais où s’arrêteront ils ? C’est la question qui m’est venue à l’esprit jeudi soir en apprenant le rachat de Celgène par BMS pour la modique somme de… 74 milliards de dollars ! Pour vous donner un ordre de grandeur, c’est plus que l’acquisition de la 21st Century Fox par Disney prévue dans les mois prochains qui n’est, elle, « que » de 71,3 milliards.
Je ne suis pas analyste financier ni spécialiste des marchés boursiers. Je n’ignore pas non plus que cette méga fusion ne constitue pas une première : fin 2018, le japonais Tekeda a racheté l’irlandais Shire pour 65 milliards de dollars et en l’an 2000 Pfizer s’était offert Warner Lambert pour 110 milliards de dollars (record inégalé à ce jour). Par ailleurs, pour être intervenu comme consultant auprès des filiales françaises de ces deux labos, je peux témoigner qu’il s’agit de belles entreprises dans lesquelles dirigeants et salariés travaillent avec le sentiment sincère de participer à l’amélioration de la santé des citoyens.
D’autant que, sur le papier, cette nouvelle « Big Pharma » est riche de promesses. Chacun des deux labos possède un joli portefeuille de médicaments efficaces et innovants dans leur mode d’approche : avec Opdivo et Yervoy, BMS s’affiche comme un leader dans les mélanomes et les cancers du poumon ; avec Revlimid et Ozanimod (non encore commercialisé à ce jour), Celgène est un pionnier dans les tumeurs de la moelle osseuse et dans la sclérose en plaques.
Réunis dans une seule et même entité, ces deux labos possèdent, à eux seuls, neuf médicaments susceptibles de dépasser chacun le milliard de dollars de revenus annuels! A terme, le chiffre d’affaires total devrait dépasser les 30 milliards et d’ici 2022 le PDG de BMS promet des « synergies » de l’ordre de 2,5 milliards de dollars.
Pourtant, je ne suis pas convaincu qu’il y ait là matière à se réjouir. C’est même justement cette accumulation de « bons » chiffres qui me chiffonne.
Les milliards de synergies promis ? Ce mot poli signifie en réalité réorganisation interne, services transversaux et fusion d’équipes – c’est-à-dire, in fine, dégraissement voire chômage pour certains salariés.
Le montant faramineux du rachat de Celgène ? Voilà qui accrédite l’idée que l’industrie pharmaceutique croule sous les bénéfices et que les enjeux économiques sont considérables. Et ils le sont ! Ainsi, pour la seule année 2018, Novartis s’est offert une biotech dans les maladies rares à 8,7 milliards ; Sanofi, une biotech dans l’hémophilie pour 11,5 milliards. Et Celgène, une biotech dans les leucémies à 9 milliards. Avant de se faire avaler par BMS… Bref, comme dans un jeu de poupées russes, le petit se fait avaler par le moyen qui lui-même se fera racheter par le gros. Le tout, à des prix colossaux, et pour des « niches » thérapeutiques.
Et c’est bien ça le problème : aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique concentre ses efforts sur une seule voie de recherches, l’immunothérapie. De fait, celle-ci constitue sans nul doute l’une des pistes de progrès les plus enthousiasmantes qu’on ait connues ces dernières années. Voilà en effet une approche radicalement nouvelle, efficace, permettant de guérir des cancers jusque-là incurables et dont on peut prévoir l’efficacité avant même d’entamer le traitement.
Mais le revers de la médaille, c’est que ces médicaments « sur mesure » sont par définition produits en toute petite quantité et à des prix exorbitants. D’où le risque, réel pour les patients, que ces thérapeutiques soient réservées à quelques pays seulement, et même à quelques citoyens seulement de ces quelques pays. D’où, aussi, le risque tout aussi réel pour les labos que ces fameux blockbusters à un milliard de dollars ne tiennent pas leurs promesses et qu’un seul échec suffise à les faire plonger en Bourse.
Un exemple ? En octobre 2017, une action Celgène valait 145 dollars grâce au succès de Revlimid, son médicament phare générant plus de 8 milliards de dollars de revenus par an. Un mois plus tard, l’annonce de l’arrêt des essais cliniques sur une autre molécules (contre la maladie de Crohn) faisait dégringoler l’action de… 30% ! Des spéculations à la hausse ou à la baisse aussi impressionnantes qu’injustifiées sur le plan scientifique.
Autant dire qu’aujourd’hui, les plans de développement des labos s’apparentent davantage à des paris sur quelques molécules seulement qu’à une stratégie globale. Des paris aléatoires, et qui ne peuvent être tenus qu’avec des prix de commercialisation toujours plus haut – car il faut bien rentabiliser ce qu’on a acheté à prix d’or. Bref, l’industrie pharmaceutique participe à cette fuite en avant en alimentant elle-même une spirale inflationniste. Sous l’angle financier je peux le comprendre. Sous l’angle de la santé publique je ne peux m’y résoudre.