A qui appartiennent mes données de santé ?
C’était ma troisième participation à CHAM, le « Davos de la santé » français organisé par Guy Vallancien, et j’en suis ressorti comme les fois précédentes plus riche de réflexions. Parce que j’ai eu le plaisir d’y animer une table ronde sur la santé comme déterminant structurant pour l’Europe (oui je fais ma propre publicité et oui j’assume). Parce que c’est l’occasion de découvrir la vision qu’ont nos gouvernants de la santé (Macron il y a deux ans, Buzyn en 2017, Edouard Philippe cette année). Mais aussi parce que, au-delà de l’aspect « entre soi » inévitable dans ce genre de rendez-vous, CHAM c’est avant tout l’occasion de partager dans un cadre informel avec tout ce que le pays compte de décideurs en matière de santé : médecins, industriels, institutionnels, politiques – et même des associations de patients !
L’édition 2018 était donc consacrée, élections 2019 obligent, à l’Europe. Parmi la quinzaine de tables rondes organisées sur les médicaments, les crises sanitaires, les innovations etc., l’une d’elles en particulier a retenu mon attention. Consacrée à l’utilisation des données de santé personnelles, elle a notamment opposé David Abnousi, un médecin de Facebook à Eric Léandri, président de Qwant, moteur de recherches européen concurrent de Google.
Sans surprise, le premier s’est posé en défenseur du modèle américain, arguant par exemple que l’utilisation de l’Intelligence artificielle dans le cancer de la prostate permettrait de « sauver 20% des malades aux Etats-Unis ». De son côté le second a assuré qu’on pouvait « faire de la santé de façon propre tout en respectant la liberté de chacun » et cité comme contre-exemple le site de rencontres gay Grinder, qui a revendu « l’information » de séropositivité de ses membres à ses propres clients. Mais c’est surtout Gaspard Koenig que j’attendais sur le sujet. Ultra-libéral assumé, fondateur du think-tank GénérationLibre, son point de vue singulier mérite qu’on s’y arrête un instant – même si sa démonstration qu’on peut, qu’il faut vendre ses données de santé personnelles au plus offrant ne recueille guère d’écho en France.
Concernant l’intelligence artificielle nous sommes actuellement, explique-t-il, dans la situation des serfs au Moyen-Âge. A savoir que nous donnons tout ou partie de notre production en échange d’un service présenté comme gratuit. Au 14ème siècle, c’étaient les récoltes contre la protection du seigneur et l’utilisation du moulin ou du pressoir ; aujourd’hui, ce sont nos données de santé contre la garantie de l’Etat de les préserver et d’en faire bénéficier la collectivité. Or, la Révolution française a aboli les privilèges et accordé à tout individu la liberté de pouvoir être propriétaire des terres qu’il cultive et cette abolition des privilèges est considérée, à juste titre, comme un progrès pour l’humanité. Pourquoi donc n’en ferait-on pas de même aujourd’hui avec les données de santé ?
Sauf que, poursuit-il, il n’existe aucun cadre juridique adapté à la réalité du monde numérique. Résultat, les citoyens sont systématiquement lésés. Aux Etats-Unis, le médecin gagne des deux côtés : il facture cher ses consultations à ses patients et il revend cher leurs données à des industriels. Alors que la France, elle, « conjugue le pire des deux mondes : le Sniram aspire nos données de santé sans notre consentement mais, pour autant, il n’en fait aucun usage ». Et Gaspard Koenig d’ajouter que si les données de santé sont un bien commun, alors tout est bien commun : l’énergie, les transports, le sommeil etc. Bref, nous serions « exploités et manipulés par l’Etat au nom de notre bien-être ».
Parvenu à ce stade de réflexion, le philosophe invoque alors une seconde avancée dans la liberté individuelle : le fait que, au 19ème siècle, le droit de propriété ait été étendu au domaine intellectuel – découvertes, inventions, brevets etc. Ce droit repose fondamentalement sur trois notions, rappelle-t-il : usus, abusus et fructis. Le premier est le droit d’user d’une chose sans en percevoir les fruits ; le 2ème est le droit d’en disposer à sa guise (vente, don, destruction) ; et le 3ème est le droit d’en percevoir les fruits.
Concrètement, pour nos données de santé, l’usus est assuré par le RGDP (Règlement européen sur la protection des données, voté en mai dernier) ; l’abusus, par le droit à l’oubli ; quant au fructis, il pourrait être assuré par la monétisation des données – monétisation qui profitera à tous puisqu’elle « incitera à fournir des données de qualité et, partant, fera avancer la recherche ».
Le raisonnement est séduisant. Mais j’ai beau en saisir la logique et l’articulation, je n’en partage pas du tout les conclusions. Pour Gaspard Koenig, « je me possède moi-même et je suis donc en mesure de vendre – ou pas – les data qui sont une émanation de soi ». Pour ma part, je réfute ce postulat : proclamer que je suis le propriétaire de mon corps, c’est admettre implicitement l’idée que mon corps pourrait appartenir à quelqu’un d’autre – Dieu par exemple dans d’autres civilisations. En d’autres termes, Gaspard Koening dit « mon corps est à moi, j’en fais ce que je veux », comme un objet. Et je réponds que « mon corps est moi, il est indissociable de mon identité », comme un sujet.
A l’issue de cette table ronde, nous avons échangé un moment en tête à tête. Et au-delà de nos divergences, nous sommes tombés d’accord sur un point : la question « à qui appartiennent mes données de santé ? » ne saurait se limiter à une réponse économique, tant elle engage une vision plus générale, quasi philosophique de notre rapport au monde. Je n’avais pas prévu de parler de Pascal ou de Kant cette année… C’est ça aussi le charme de CHAM.