Pénurie de médicaments: les propositions « choc » du Sénat

Cela paraît fou mais c’est une réalité : en France, plus de 500 médicaments ont été en situation de pénurie l’année dernière. Et je ne parle pas là de traitements de confort : leucémie aigüe, syphilis, Hodgkin, Parkinson, cancer de la vessie, tumeurs infantiles, vaccin contre l’hépatite B … La liste est si longue que dans un rapport remis mardi, le Sénat estime que « la souveraineté de notre pays menace de ne plus être correctement assurée ».

Les conséquences sont gravissimes. Pour les patients d’abord – l’Inca évoque même des « pertes de chance inacceptables, voire des décès prématurés ». Pour l’organisation globale des soins aussi, car à l’hôpital le personnel passe un temps fou à gérer ces pénuries successives. Rien qu’à l’AP-HP cela représente 16 postes d’équivalent temps plein (ETP) par semaine, alors même que l’ANSM, l’agence du Médicament en charge de ce dossier, consacre 4 postes d’ETP à gérer ces ruptures d’approvisionnement !

Comment en est-on arrivé là ? Comment est-on passé d’une cinquantaine de médicaments en 2007 à 530 aujourd’hui ? Parfois, la cause est imprévisible : la catastrophe de Fukushima a par exemple provoqué une pénurie d’œufs de saumons dont est tirée la protamine, une protéine essentielle à la fabrication de traitements anti-hémorragiques. Mais le plus souvent, cela tient à des problèmes industriels récurrents, la fabrication d’un médicament résultant d’un processus extrêmement complexe, avec des cycles de production longs (jusqu’à trois ans pour un vaccin) et des normes de qualité drastiques – et parfois différentes d’un pays à un autre ce qui ne facilite pas la tâche des industriels…

Surtout, la France est désormais un « nain » en matière de production, avec 170 sites seulement (en baisse de 24% en deux ans) et 2% des anticancéreux produits sur le territoire national. Cela dit, l’Europe fait à peine mieux : 40% des médicaments commercialisés proviennent de pays tiers, et 80% des fabricants de matières premières indispensables sont situés hors de l’Union. Bref, en matière de médicaments nous sommes devenus collectivement dépendants des pays étrangers, au premier rang desquels la Chine et l’Inde. Seuls les États-Unis sont d’ailleurs en mesure aujourd’hui de s’assurer une (relative) indépendance vis-à-vis de ces deux fournisseurs.

Sur le papier, l’Europe a pourtant instauré de nombreux garde-fous. Dès 2001, une directive impose aux laboratoires de fournir à chaque État membre un « approvisionnement approprié et continu ». Ils sont également tenus depuis 2004 de prévenir l’EMA au plus tard deux mois avant tout arrêt de commercialisation, même provisoire. Sauf qu’en pratique, il n’y a « aucune approche européenne harmonisée et coordonnée », déplorent les Sénateurs.

Rien d’étonnant dès lors que les labos pratiquent ce que les rapporteurs appellent pudiquement « une priorisation des objectifs économiques face aux enjeux de santé publique ». En clair : il existe « des quotas par pays » et les premiers servis sont ceux qui payent le mieux ! Or, contrairement à une idée reçue, notre pays impose aux labos des prix plus bas que ses voisins européens. Une « chance » qui se retourne contre nous lorsque la demande explose, comme pour les vaccins pédiatriques.

Côté obligations, la France est plutôt en avance : dès 2011, elle impose des « obligations de service public » aux grossistes-répartiteurs et depuis 2017, pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), les industriels sont tenus de prévoir un « plan de gestion des pénuries » très contraignant. Mieux encore, la France favorise la pratique d’achats groupés entre établissements publics pour faire baisser les prix et peser davantage face aux industriels : c’est le programme « Phare » mis en place en 2011, censé générer des « économies intelligentes » et donner des marges de manœuvre supplémentaires aux hôpitaux.

Oui mais… il y a un mais – en l’occurrence, « plusieurs séries d’effets pervers » pointent les Sénateurs. Le succès même de l’achat groupé impose des remises de prix telles (« jusqu’à 90% » parfois) que la concurrence ne joue plus : le laboratoire retenu se retrouvant de fait en situation de quasi-monopole, il n’est plus en capacité de répondre à toutes les demandes. La note peut alors s’avérer salée : le rapport cite l’exemple d’un anti-cancéreux générique indisponible à Marseille qui a dû être remplacé en catastrophe par le médicament princeps vendu à un prix « 1127 fois plus élevé » !

Alors que faire ? Je ne vais pas ici reprendre la totalité des propositions du rapport qui courent sur 130 pages (annexes non comprises) mais les pistes envisagées par les Sénateurs sont intéressantes. Par exemple, produire des médicaments par une structure publique telle que la pharmacie centrale des armées – comme en Suisse. Constituer des « réserves stratégiques » à l’échelle européenne – comme aux États-Unis. Acheter à plusieurs pays – comme au Bénélux. Ou encore autoriser les pharmaciens à déconditionner les boites pour ne donner que le nombre nécessaire de comprimés – comme au Québec.

Enfin, pourquoi ne pas avoir recours à la « licence d’office » suggèrent les sénateurs ? Cette procédure exceptionnelle permet à un gouvernement de s’affranchir des règles du commerce international et de produire un médicament encore sous brevet lorsque son prix est « anormalement élevé ». Dans le passé, l’Inde et le Brésil l’ont employée pour des traitements contre le sida, provoquant la colère des laboratoires concernés. Ce serait une première en Europe, réclamée depuis longtemps par de nombreuses associations de patients. Le Sénat sur la même ligne politique qu’Act Up… qui l’eût cru ?