Santé : la « révolution douce » d’Agnès Buzyn

J’ai eu récemment l’occasion de dire sur ce blog tout le bien que je pensais d’Agnès Buzyn. Je n’ai pas changé d’avis, bien au contraire, mais le vote, la semaine dernière, des réformes à venir (une loi plus connue sous le vilain acronyme de PLFSS, projet de loi de financement de la Sécurité Sociale) m’offre l’opportunité de revenir sur ce que j’appellerais « la révolution douce » mise en œuvre par la ministre de la Santé. Je voudrais prendre deux exemples emblématiques de cette révolution douce : le pari de l’expérimentation en matière de soins d’une part, et l’immense chantier de la télémédecine d’autre part. Mais au préalable, quelques mots sur la santé en France aujourd’hui.

Mon diagnostic La France bénéficie d’atouts exceptionnels que le monde nous envie : médecine de grande qualité, soins accessibles à tous, protection des plus démunis, liberté de choix du praticien, premières mondiales dans les hôpitaux, recherche de pointe, espérance de vie parmi les plus élevées au monde. Mais elle souffre également de graves handicaps qui entretiennent un sentiment de gâchis généralisé : niveau de dépenses élevé (12% du PIB), « reste à charge » accru pour les ménages, déserts médicaux, inégalités persistantes (7 ans d’espérance de vie d’écart entre un ouvrier et un cadre supérieur !), épidémiologie et prévention négligées.

Or, notre système est, par nature, schizophrénique : il multiplie les procédures de contrôle, mais rembourse les médicaments inutiles. Il vante une médecine humaine, mais valorise les actes techniques. Il promeut la transparence, mais interdit l’accès aux données de santé. Il centralise à l’extrême, mais empile les lieux de décisions avec des actions qui se recoupent au mieux, au pire se contredisent. Pis, il est censé promouvoir la bonne santé collective mais, en pratique, sa raison d’être est de produire toujours plus de soins !

Par ailleurs, ce système engendre une injustice inacceptable autour de l’accès à l’information : par leur éducation, leur entourage ou leur niveau socioculturel, une minorité de privilégiés « savent » – où trouver un bon spécialiste, dans quel hôpital aller, quelle option thérapeutique privilégier – alors que la grande majorité des Français sont privés de ces informations pourtant essentielles. C’est cette injustice-là qu’il convient de combattre, notamment en créant un portail d’informations de qualité, accessibles et régulièrement réactualisées, pour assurer une plus grande équité entre les citoyens.

Ma thérapeutique Inverser les logiques, c’est-à-dire privilégier : La « santé » plutôt que le « soin » et, donc, la prévention et le dépistage plutôt que le traitement ou le médicament. Le terrain avec sa dimension locale, plutôt que la vision descendante d’un État omnipotent. L’investissement, qui voit dans la santé un pari sur l’avenir, plutôt que l’approche par les coûts, strictement financière. La cohérence entre établissements plutôt que la superposition des structures. La complémentarité entre les acteurs, y compris les associations de patients, plutôt que l’opposition binaire (généralistes/spécialistes, hôpitaux/cliniques, public/privé…) La pédagogie et l’effort de vérité plutôt que la facilité et le populisme.

Mes propositions Impliquer toutes les parties prenantes dans un « pacte d’action » commun, de sorte que chacun prenne ses responsabilités et les assume – un peu dans le même esprit que pour l’Éducation Nationale, avec l’école aux communes, les lycées à la Région, l’Université à l’État. S’engager sur la durée, à travers des objectifs précis et acceptés par tous. Une fois hiérarchisés, ceux-ci seraient mis en œuvre sur un temps long – une législature par exemple – et évalués régulièrement. Proposer des alternatives au paiement à l’acte en encourageant d’autres modes de rémunération : forfaitisation à l’année, prévention valorisée, travail en équipe… Ces alternatives reposeraient sur le volontariat et selon des indicateurs définis au préalable. Favoriser l’esprit d’innovation, en valorisant toutes les initiatives en matière de prise en charge et d’organisation. En cas de succès, ces initiatives seraient « récompensées » budgétairement et développées au niveau national.

Expérimenter… et évaluer ! Présenté par Agnès Buzyn comme « le plus important pour l’avenir de notre système de santé », l’article 35 prévoit justement la création d’un « fonds pour l’innovation », destiné à « faire sauter les verrous et à laisser l’initiative aux territoires » au niveau de la Région, voire des bassins de population. Un exemple ? L’Agence régionale de Santé (ARS) de PACA pourrait développer une prévention précoce de l’ostéoporose dans la ville de Nice, en raison du nombre de personnes âgées. Quant à l’ARS des Hauts-de-France, elle pourrait sensibiliser les familles au risque d’obésité infantile dans les villes où le pourcentage d’enfants en surpoids est plus élevé que la moyenne nationale.

Mais la démarche d’Agnès Buzyn ne s’arrête pas là : « nous ferons preuve de vigilance quant à l’évaluation » de ce fonds d’innovation, a-t-elle précisé ; celui-ci sera donc également chargé d’étudier la faisabilité et le champ d’application des projets concernés, et il transmettra ses avis à un conseil stratégique où siègeront des professionnels de santé, des établissements de soins mais aussi, et c’est essentiel, des associations de patients. Oser, tester, quantifier. Puis réajuster, améliorer, déployer : cette démarche n’est pas dans la culture française. Il serait temps d’en découvrir les bienfaits.

Développer la télémédecine Si la médecine ne changera pas fondamentalement d’ici la fin du quinquennat, des pans entiers du mode d’exercice vont en revanche connaître des bouleversements majeurs. La mise en commun des données de santé par exemple sera sans doute devenue une évidence, et certains actes ne nécessiteront plus de faire venir le patient « pour rien » à l’hôpital. Déjà, les Hospices civils de Lyon offrent un service de consultation pré-anesthésique par téléphone ; le CHU de Caen organise un suivi clinique à domicile pour les insuffisants cardiaques ; des EHPAD assurent la surveillance des risques d’AVC (accident cardio-vasculaire) de leurs pensionnaires grâce aux consultations à distance.

On pourrait multiplier les exemples dont le seul frein actuel est… l’absence totale de financement ! D’où l’intérêt de la loi qui vient d’être votée qui va, enfin, proposer un cadre réglementaire et économique pour certains actes de télémédecine. Avec, là encore, un principe d’évaluation qui portera sur cinq dimensions : accessibilité, organisation, coût des soins et, surtout, qualité de prise en charge et satisfaction des patients. Ne reste plus « que », si j’ose dire, aux professionnels de santé de s’emparer de ces nouvelles opportunités et d’en tirer parti. Une révolution « douce » qui préfère l’autonomie à la coercition, mais (ou plutôt : et donc) une vraie révolution quand même.