C’est quoi, le « juste prix » d’un médicament ?


Même si la situation n’est pas nouvelle, la tribune publiée récemment par 110 éminents cancérologues pose de vraies questions. Dénonçant le prix exorbitant de certains médicaments, elle est signée par des médecins confrontés désormais à des choix cornéliens : quels malades privilégier ? selon quels critères ? avec quelle durée de traitement ?
De fait, le coût des thérapies contre le cancer a littéralement explosé. Cela a commencé par le Glivec, premier médicament efficace contre la leucémie myéloïde chronique. Mais à quel prix : 30 000 euros par an en 2001 et… 90 000 euros en 2015. Depuis, les traitements dits « ciblés » se sont multipliés. Toujours plus chers. Toujours plus efficaces aussi, d’autant que seuls les patients « bons répondants » en bénéficient.
D’où cette polémique autour de la notion du « juste prix » d’un médicament, relayée par des spécialistes, des associations de patients, des médias et même des journalistes médecins devenus blogeurs tels Jean-Daniel Flaysakier ou encore Jean-Yves Nau !
Le « juste prix oui », mais pour qui ?…
A tous ceux qui se sont penchés sur cette notion, j’ai envie de dire : de quoi parlez-vous? Le « juste prix » du médicament oui, mais pour qui précisément ?
Le « juste prix » pour le patient ? Il dépend de ce qu’on appelle le « reste à charge », c’est-à-dire la part qu’il débourse après que la Sécu et sa mutuelle ont payé le laboratoire. En l’occurrence, ce prix est de… zéro puisque, en tant que malade chronique souffrant d’une affection grave, il bénéficie d’une prise en charge à 100%. Pas de « juste prix », donc, pour le patient.
Le « juste prix » pour l’industrie pharmaceutique ? C’est le prix indispensable pour, assure-t-elle, continuer à mettre au point de nouvelles thérapies. Vrai, sans doute, sur le papier, mais plus discutable dans la réalité, dans la mesure où les dépenses en recherche et développement (R&D) sont consacrées à certaines pathologies et pas à d’autres. Dans la mesure, surtout, où les dépenses de marketing prennent de plus en plus le pas sur celles de la recherche. Pas de « juste prix », donc non plus, pour l’industrie pharmaceutique en dehors du sien.
Le « juste prix » pour la collectivité ? C’est là où les choses se corsent. Pour un vaccin, il repose sur les économies liées à la non-propagation d’une maladie dans la population, ce qui est assez facile à estimer. Mais que « vaut » par exemple, à l’échelle d’un pays, le prix d’un médicament contre le diabète ou le cholestérol ? Pour tenter de répondre, il existe des modèles mathématiques complexes, intégrant l’ensemble des coûts visibles et invisibles (absentéisme, conséquences secondaires sur la santé d’un individu, impact sur la famille…). Mais, les essais cliniques étant effectués sur des populations soigneusement choisies, ces modèles n’intègrent pas la « vraie vie » d’un médicament. Et encore moins la « vraie vie » tout court, celle des patients.
Que « vaut » la vie d’un patient ?
Plus complexe encore : que « vaut » la vie d’un patient ? Comment estimer les « économies » réalisées en le soignant ? Et comment, sans tomber dans un cynisme désespérant, prendre en compte le fait que la maladie fasse vivre tout un système – labos, médecins, mais aussi assurances, fournisseurs de scanners, infirmières à domicile… – et que, en cela, elle soit en quelque sorte « rentable » ?
Pour autant, notre collectivité ne pourra pas supporter encore longtemps de tels coûts. Déjà, en matière de médicaments, les pouvoirs publics pratiquent la politique du « donnant-donnant » : je te rembourse bien celui-ci, nouveau et cher, et moins celui-là, plus vieux, moins cher – mais pas forcément moins efficace. Les critères sont donc avant tout économiques, dans un objectif de limitation drastique des dépenses. Ce qui revient, sans jamais le dire officiellement, à soigner un leucémique plutôt qu’un parkinsonien.
Ça, c’est pour aujourd’hui. Mais demain, si l’on n’y prend garde, si cette logique de contrainte s’étend à l’ensemble du système – et l’hôpital public n’en est pas loin – demain donc, tout cela aboutira, qu’on le veuille ou non, à des choix de renoncement : 100 000 euros pour guérir un leucémique, ce sera 100 000 euros de moins pour un nouvel équipement radiologique, 30 places de sevrage alcoolique, 10 lits de soins palliatifs, ou 8 CDD d’infirmières.
Des dilemmes impossibles
Sans doute certains d’entre vous me répondront-ils : « Et si c’était votre mère ou votre enfant, vous n’exigeriez pas ce traitement ? ». D’autres rétorqueront qu’il y a tant d’examens inutiles, de prescriptions superflues, de médicaments inefficaces, bref tant de gisements d’économies potentielles qu’il faudrait d’abord commencer par éviter les gâchis en tous genres.
Tout cela est exact. Mais cela ne saurait pour autant nous exonérer d’un débat de fond : que voulons-nous précisément ? Individuellement et collectivement ? Que sommes-nous prêts à faire pour rester en bonne santé ? Que sommes-nous prêts à payer pour entretenir l’illusion que jamais la mort ne nous rattrapera ? A défaut de s’interroger, la société tout entière sera rapidement confrontée à des dilemmes impossibles. Du genre : la dialyse de la grand-tante est-elle plus importante que la greffe cardiaque du voisin ?…
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